L’épicurisme pour éviter la catastrophe écologique

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Pour que le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) soit signé par tous les représentants des gouvernements membres, il faut choisir les mots. « Réduire de façon immédiate et draconienne les émissions mondiales des gaz à effet de serre, transformer en profondeur nos villes, nos modes de transport et notre régime alimentaire. »
Ce texte grave et important, tiré du résumé à l’intention des décideurs, a été signé par 195 représentants. Depuis la première conférence sur le climat à Rio en 1992, les présidents des États-Unis ont toujours protégé l’American way of life ; on se souvient de George Bush qui avait alors déclaré « jamais on ne négociera le mode de vie des Américains ». Pourtant, aujourd’hui, 195 gouvernements sont d’accord pour un « changement dans nos modes de vie ». Les mots sont importants.
Mais que devrait-on entendre par « modes de vie » ? Comment transformer nos modes vie ? Le philosophe grec Épicure (-342 à -270) peut nous servir de guide et d’inspirateur. Il peut nous aider à trouver non seulement les mots justes pour notre présent, mais surtout à nous dévoiler les principes de nos prochaines manières de vivre notre quotidien.
L’épicurisme est une vieille sagesse qui ne se démode pas. Et si on l’enrichit de nos nouveaux savoirs sur l’hygiène, la santé et les communications, notamment, elle devient une philosophie moderne porteuse d’un mode de vie simple non plus que volontairement choisie, mais raisonnée, naturelle, libertaire et libératrice. Un véritable néo-épicurisme est à faire naître, un nouvel hédonisme qui ne reposerait plus sur les plaisirs de la consommation effrénée du consumérisme ni sur la multiplication des besoins créés par la propagande publicitaire, mais sur une arithmétique simple des besoins. En ce siècle de déséquilibres et de prétendues pénuries et raretés, un nouvel esprit, une nouvelle conduite s’impose.
Le mythe de la rareté
Une question doit d’abord être posée : l’homme serait-il vraiment un animal éprouvant des besoins sans limites ? Vivons-nous l’obligation de produire toujours plus, nos ressources étant insuffisantes ?
Plusieurs anthropologues, dont Claude Lévi-Strauss, Marshall Sahlins, et Leslie White ont démontré que les sociétés à « économie de subsistance » parviennent à se procurer le minimum nécessaire et n’éprouvent pas de besoins infinis. Les membres adultes de ces sociétés ne manifestent guère le souci d’accumuler ni de stocker, même s’ils savent le faire. Se contenter de ce qui convient à la santé et à l’équilibre social leur convient. Le mode de vie de ces sociétés prouve clairement la fausseté du « principe de rareté ». Ce n’est pas parce que nos ressources sont limitées qu’elles sont rares ; il n’y a en fait de rareté que dans la mesure où nos besoins excèdent les moyens que nous avons de les satisfaire. Ces attitudes humaines, très originellement humaines qui consistent à « désirer peu » et à « limiter les besoins » ou, plus simplement à ne combler que les besoins naturels et nécessaires se retrouvent chez les sages des sociétés les plus civilisées. Épicure en est un des grands.
Les quatre remèdes d’Épicure
Revoyons les principes de base de ce philosophe qui a fait école. Tout repose sur ces quatre fameux remèdes (le Tetrapharmakos) qui nous indiquent la voie à suivre, justement la voie proposée par le GIEC sans qu’il ait eu à utiliser explicitement les mêmes concepts, mais tout en les sous-entendant.
Les dieux ne sont pas à craindre. Qu’ils soient de la mythologie, du Ciel, de l’Olympe, de Hollywood ou de Wall Street, ils ne s’occupent pas de nous ; leurs activités ne sont à craindre que pour ceux qui y croient. Le pouvoir exagéré des maîtres du monde ne repose que sur la confiance qu’on leur donne. Or, les futurs citoyens au mode de vie raisonnable miseront sur le savoir et non sur le croire. Les gourous de la finance n’auront plus de prise sur les libertaires autonomes que nous serons.
La mort n’est pas à craindre. Tant que nous vivons le présent intensément avec pleine conscience, « tant que nous sommes là, la mort n’est pas là ; lorsque la mort est là, nous ne sommes plus là. » Il n’y a que ceux qui se soucient du futur, les ambitieux, les assoiffés de richesses, de pouvoir, de gloire et d’immortalité qui craignent l’impermanence et la perte.
On peut supprimer la douleur. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’au temps d’Épicure qui souffrait personnellement de coliques néphrétiques et qui, pourtant, affirmait que « nous souffrons plus de l’idée du mal que du mal lui-même. » Notre médecine moderne, grâce aux soins palliatifs, entre autres, réalise comme jamais auparavant ce principe épicurien.
On peut atteindre le bonheur. La régulation intelligente des besoins et des désirs humains amène « dès ici-bas, une vie bienheureuse ». Cette normalisation, les authentiques épicuriens l’appellent l’arithmétique des besoins.
L’arithmétique des besoins
Pour une vie simple, autonome et pour ne pas être à la remorque du progrès, celui-ci doit être, aujourd’hui, radicalement repensé. Épicure pensait qu’en son temps — il y a 24 siècles — l’état de civilisation était suffisamment avancé afin que l’on ait tout ce qui est nécessaire pour être heureux, et que l’on pouvait, chacun pour soi, arrêter la marche du progrès. Or, ce qui était vrai à l’époque d’Épicure l’est encore davantage aujourd’hui, de sorte qu’il est devenu plus facile de vivre une sobriété heureuse en respectant la pratique épicurienne des trois types de besoins suivants.
Les besoins naturels et nécessaires, c’est-à-dire ceux dont les satisfactions sont, par leur nature, limitées comme boire, manger, se protéger du froid, s’abriter… peuvent être comblés simplement et sans exigence de superflu pour qu’il y ait équilibre et homéostasie. « Peu suffit, trop nuit ! » se répéteront les citoyens de demain sachant que l’être humain n’est pas un animal qui éprouve des besoins sans limites.
Les besoins naturels et non nécessaires nous viennent de la nature, c’est vrai, de la culture aussi, mais rien ne nous oblige de les satisfaire complètement ; la sexualité, le jeu, l’esthétique, les arts, la danse, la musique, la poésie, l’érotisme, les communications… peuvent être d’un grand contentement, mais rien ne nous y force. L’ascèse ne doit pas être une contrainte, nous enseigne Épicure : « S’il y a du poisson et du vin, il n’y a pas de raison à ne vouloir que de l’eau et du pain. » Le sage citoyen écolo peut être dégustateur, tempérant, artiste et… célibataire.
En ce XXIe siècle, sans contrevenir aux recommandations du GIEC, le néo-épicurien peut rajouter à cette arithmétique « les besoins non naturels, mais nécessaires » parce que déterminés par l’évolution de la civilisation humaine. En son temps, Épicure se servait beaucoup de l’écriture et de la messagerie épistolaire, des technologies qui se sont énormément améliorées. On ne pourrait plus aujourd’hui se passer des télécommunications, des moyens de déplacement rapides et de certains appareils électroniques ; or, la satisfaction de ces nouveaux besoins serait légitimée, mais dans le respect de l’environnement humain et naturel.
Les besoins non naturels et non nécessaires tels le luxe, la richesse, la gloire, la renommée, la puissance… sont des besoins dont les satisfactions sont illimitées, donc productrices de rareté, d’insatisfaction et d’inquiétude. Ce sont des besoins créés par « l’opinion publique », par les pressions économiques et sociales, par les conformismes, par la propagande publicitaire omniprésente de plus en plus ciblée, toujours dans le but de faire de chacun de nous des consommateurs de futilités. Mais ce sont ces satisfactions toujours inassouvies qui compliquent la vie, génèrent des inégalités, créent la misère et agressent la nature. Ce sont ces insatiabilités qui provoquent la fausse impression de rareté. Une « rareté » qui n’est pas une propriété intrinsèque des ressources naturelles ni de nos moyens techniques, mais qui naît des rapports déséquilibrés entre nos moyens limités et nos fins exorbitantes.
Imaginons que nous cesserions effectivement de désirer sans limites, comme le suggère aujourd’hui le GIEC, sans le dire explicitement ; c’est notre monde capitaliste tout entier qui s’effondrerait. En effet, s’il n’y a plus de « besoins infinis », il n’y a plus de rareté. Si les désirs naturels et nécessaires étaient totalement satisfaits, les prix seraient nuls et les marchés inutiles.
L’épicurien sobre et libertaire vit le présent avec confiance, prudence et joie. Il soigne sa santé d’abord pour ne pas devoir soigner ses maladies plus tard. On souhaite tous vivre sans vieillir, mais, dans l’état actuel de nos urgences sociales de réussir, on vieillit sans vivre. La simplicité volontaire, la sobriété heureuse, les mouvements essentialistes et minimalistes — ce que j’appelle le néo-épicurisme — nous invitent à être des gourmets de la vie, à déguster ce qui est nécessaire et naturel et à jouir le plus possible de sa propre autonomie et de l’amitié.
C’est dans cet esprit et cette conduite à la fois nouvelle et éternelle que l’on se déprendra des illusions et des bêtises de la propagande néolibérale irrespectueuse de l’être humain et de la nature.
Épicure, rédacteur clandestin du rapport du GIEC, aurait conclu ainsi : « Rendons grâce à la bienheureuse Nature qui a fait que les choses nécessaires soient faciles à atteindre et que les choses difficiles à atteindre ne soient pas nécessaires. »
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