L’imaginaire seigneurial au Québec

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.
Le régime seigneurial est un référent culturel à partir duquel les Québécois peuvent réfléchir au changement social. En novembre dernier, l’Institut économique de Montréal proposait ainsi de « s’affranchir du modèle seigneurial ». Il dénonçait alors l’entrave qu’impose l’Union des producteurs agricoles (UPA) pour l’accès à la petite propriété terrienne désirée par la relève agricole. Cette perception négative du modèle seigneurial diffère passablement de celle prépondérante véhiculée dans l’imaginaire québécois depuis la fin du XVIIIe siècle.
Dans le régime foncier des seigneuries qui traverse l’histoire québécoise jusqu’à son abolition en 1854, le seigneur se voit octroyer une terre qu’il se doit de reconcéder gratuitement par petites parcelles — nommées censives — aux individus qui en font la demande — les censitaires. Ces derniers doivent toutefois payer le cens, un impôt annuel modeste, mais symbolique, en reconnaissance de la propriété éminente du seigneur sur la censive. Le censitaire n’en conserve pas moins la propriété utile de son lot. Il peut donc l’exploiter à sa guise, le transmettre par héritage, le morceler et même le vendre. Cela dit, le cens, comme la rente — sorte de loyer dû au seigneur —, n’est pas amortissable.
Le censitaire n’est certes pas propriétaire au sens actuel du terme, mais il n’est pas non plus un simple locataire. Sous l’Ancien Régime, nulle propriété n’est parfaite ni entière !
Avant l’abolition
Ce statut du censitaire et l’obligation du seigneur de concéder gratuitement des censives ont historiquement contribué à définir une vision positive du régime seigneurial. En fait, les premiers écrits sur le régime seigneurial ont été rédigés à une époque, le siècle suivant la Conquête, durant laquelle son existence était constamment remise en question. Ainsi, divers auteurs, à commencer par le juriste François-Joseph Cugnet, ont tenté de le faire connaître aux conquérants tout en défendant l’idée qu’il avait rendu facilement accessible la petite propriété.
La comparaison n’a pas tardé à être formulée avec la tenure introduite par les Britanniques. Bien que le franc et commun soccage appliqué hors de la zone seigneuriale à compter de 1792 ait entraîné l’établissement de véritables propriétaires, plusieurs décrièrent l’accroissement de la spéculation foncière et l’inaccessibilité de la terre « libre ».
Les idées de l’influent Louis-Joseph Papineau, lui-même seigneur, constituent un bon exemple de vision positive de la seigneurie au XIXe siècle. En 1848, ce dernier adresse une requête au gouverneur général du Canada pour l’Association des établissements canadiens des townships, dont il est le vice-président. Dans celle-ci, on affirme, après avoir évoqué la saturation du vieux terroir et l’exode des jeunes hommes, que la « classe […] des cultivateurs propriétaires vertueux et aisés » s’est historiquement formée au sein des seigneuries. On y propose ensuite de donner des terres dans certains cantons.
Même les artisans de l’abolition du régime seigneurial affirmaient que l’institution avait été utile et aurait pu continuer de l’être, n’eussent été les exactions de divers seigneurs depuis la Conquête. La Cour seigneuriale constituée pour régler des points litigieux fut généralement de cette opinion.
Les seigneurs n’en furent pas moins les vrais gagnants de l’abolition du régime, qui ne s’est achevé qu’au début des années 1970. En fait, si l’on a finalement décidé d’abolir la seigneurie, ce fut moins pour un problème d’accès à la terre qu’en raison d’enjeux liés aux droits seigneuriaux bloquant les initiatives de certains industriels.
L’acte abolissant le régime seigneurial était à mille lieues d’une révolution : indemnisation des droits lucratifs perdus et, surtout, reconnaissance de la propriété utile sur les terres seigneuriales non concédées. Les seigneurs se retrouvèrent dûment possesseurs de vastes terres, et furent ainsi en excellente position pour orienter le développement du territoire dans plusieurs régions du Québec.
Jusqu’en 1974, l’immense île d’Anticosti relevait de cette réalité et, encore de nos jours, la « seigneurie de Beaupré » demeure la propriété du Séminaire de Québec, qui exploite ses 1600 kilomètres carrés de terres forestières en parfaite propriété privée. L’institution fondée par François de Laval en 1663 y a récemment développé un imposant parc éolien.
Après l’abolition
La bienveillance à l’endroit des seigneurs observée lors de l’abolition reflète le rapport plutôt positif des Québécois au régime seigneurial, rapport qui continua d’être observé sous plusieurs formes.
Par exemple, les enjeux de la colonisation et de l’émigration ont périodiquement fait ressurgir le souvenir du régime seigneurial dans l’espace public. C’est le cas dans les pages de la Gazette des campagnes, en 1872, où un certain « J. B. M. » suggérait au gouvernement d’agir « à titre de donateur de terres » afin que les nouveaux colons profitent des « heureux avantages de la tenure seigneuriale ». À cette époque où le Nord québécois reste encore largement à « mettre en valeur », Benjamin Sulte va jusqu’à en appeler à la tenure seigneuriale pour renouveler « les miracles des défricheurs d’autrefois ».
Les historiens puisèrent dans les documents produits dans le creuset politique du XIXe siècle et formulèrent souvent une image idéalisée du régime seigneurial et des relations seigneurs-censitaires. Ils se firent aussi l’écho des propos de Philippe Aubert de Gaspéqui, fouetté par l’abolition récente de la seigneurie, s’était fait le passeur des souvenirs du bon vieux temps des seigneurs dans Les Anciens Canadiens (1863) et Mémoires (1866).
En 1873, Edmé Rameau de Saint-Père affirmait que « l’institution seigneuriale [canadienne] offrait plus d’avantages que les nouveaux systèmes ». Il disait notamment que « [l]e concessionnaire n’avait pas à faire de déboursés [et que] le seigneur ne pouvait se faire spéculateur de terrains ». De son côté, Lionel Groulx voulut rappeler la grandeur et l’originalité de la civilisation canadienne-française en évoquant quelques aspects glorieux de son histoire. Il souligna l’existence de rapports cordiaux entre seigneurs et censitaires et le caractère léger des redevances seigneuriales.
En 1934, L’Action catholique rappelait que la famille pionnière de Jean Guyon, installée à Beauport 300 ans plus tôt, incarnait « l’habitant roi de la terre », qu’elle constituait « la contre-partie par nature de tout socialisme ou communisme quelconque » et devait servir d’exemple pour « les modernes d’aujourd’hui ». En 1941, Victor Morin, vice-président du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales (SNRRS), écrivait que le régime seigneurial était le « rejeton modernisé » de la féodalité française et que « la condition du censitaire canadien était infiniment plus favorable que celle de son cousin moyenâgeux de France ». L’historien Marcel Trudel relaiera les idées de Morin, en 1956, dans une brochure sur le régime seigneurial qui circule encore abondamment.
La sphère politique a pu constituer une exception au discours positif sur la seigneurie. Des parlementaires québécois, notamment T.-D. Bouchard, discutèrent du régime seigneurial dans les années 1920 et 1930 comme d’un héritage anachronique, puis entraînèrent le rachat des rentes constituées — entre 1940 et 1950.
Néanmoins, d’autres se firent l’écho d’une tradition de pensée autrement positive. C’est le cas d’Henri Bourassa, qui n’hésitait pas à évoquer les avantages de l’ancienne tenure féodale dans une conférence en 1924. Inquiet des abus du capitalisme, Bourassa se désolait de la perte d’une forme de propriété « grevée de responsabilités sociales » et constituée d’« un juste équilibre de charges et de privilèges ». Le fondateur du Devoir touchera par ailleurs un chèque de 10 141 $ du SNRRS, en 1942, pour sa partie de la seigneurie de La Petite Nation.
Une ère de rupture ?
Que l’on se réclamât de la seigneurie ou que l’on pestât contre son souvenir, son abolition a laissé des traces, comme le rappelait Gabrielle Roy dans Le Bulletin des agriculteurs (1941). Elle y critiquait « ce géant qui fut maître de la terre » et auquel on paya « une pension de vieillesse » pendant près de cent ans… En évoquant cette « longue et tracassière histoire de la féodalité » et ce régime « très ennuyeux pour les habitants », la future autrice de Bonheur d’occasion se démarquait des commentateurs de son époque et annonçait une rupture historiographique qui mettra encore plusieurs décennies à venir.
Plus de 40 ans après le renouveau en histoire du régime seigneurial, la mémoire collective comme les manuels scolaires ne sont pas tout à fait sortis du paradigme du seigneur-colonisateur et des droits et devoirs réciproques. La seigneurie demeure, semble-t-il, une pièce maîtresse dans la « grande aventure » de la Nouvelle-France, ce dont témoignent abondamment les référents dans la toponymie.
Quelques indices nous laissent cependant croire qu’un renversement est peut-être en train de s’opérer. D’une part, les réflexions critiques auxquelles nous assistons à l’égard du (re)peuplement de l’Amérique, du fait colonial et du rapport aux Autochtones contribuent à insérer l’institution seigneuriale dans un récit visant à déconstruire les mécanismes de domination et d’exclusion de l’Autre sur laquelle repose la société démocratique et capitaliste actuelle. D’autre part, l’évocation réprobatrice du « modèle seigneurial » dans la réflexion du début de ce texte est peut-être un signe supplémentaire que les temps ne sont plus à l’idéalisation de ce bon vieux régime seigneurial.
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