Le droit de vote des femmes en question

Les femmes ne votaient pas au Bas-Canada: voilà un mythe qu’il convenait de détruire. Elles ont au contraire commencé à le faire en même temps que les hommes, dès les premières élections.
Illustration: Tiffet Les femmes ne votaient pas au Bas-Canada: voilà un mythe qu’il convenait de détruire. Elles ont au contraire commencé à le faire en même temps que les hommes, dès les premières élections.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Au Bas-Canada, les femmes eurent le droit de vote dès les premières élections, en 1792, avant de le perdre près de 60 ans plus tard. Car, dans cette colonie, le droit de vote repose sur la propriété.

Le régime matrimonial le plus répandu est la communauté de biens. La gestion de la propriété est alors confiée au mari. Les épouses peuvent toutefois conserver la propriété de leurs biens en signant un contrat de mariage en séparation de biens. Veuves, elles deviennent capables juridiquement et gèrent la communauté au profit des enfants. Enfin, les célibataires bénéficient de la pleine capacité juridique et peuvent administrer leurs biens.

 

Une Bas-Canadienne qui possède des propriétés, qui est majeure et qui est veuve, célibataire ou mariée en séparation de biens peut donc voter.

À l’époque, chaque électeur doit se rendre au lieu du vote et décliner son identité, son état ou son métier, ses qualifications, son lieu de résidence, préciser s’il est propriétaire ou locataire, prêter serment et nommer le candidat choisi à voix haute. Ces informations sont colligées par un officier-rapporteur, qui s’occupe du bon déroulement des élections. En général, celles-ci durent trois jours, mais peuvent s’étaler sur quelques semaines. Enfin, bien que ce soit proscrit, elles sont marquées par le vandalisme, la fraude, la complaisance d’officiers-rapporteurs et l’intimidation de fiers-à-bras.

Dans les registres conservés, l’historienne Nathalie Picard a relevé 961 femmes qui se présentent pour voter entre 1792 et 1849. Ce sont des femmes de toutes les conditions. Les francophones représentent plus de 60 % de l’ensemble des électrices. Au moins une femme noire a voté en 1820, à Bedford, et 27 femmes autochtones l’ont fait à Huntingdon en 1824.

Les veuves votent en plus grand nombre, suivies des célibataires et des femmes mariées (séparées de biens et de corps). La pratique est concentrée dans le district de Montréal. La constance y est remarquable, puisqu’au moins une femme exerce son droit à presque chaque élection, et certaines votent à plus d’une élection. Dans le Haut-Canada (l’Ontario), la situation semble tout autre : dans les registres qui subsistent, le nom d’une seule femme peut être trouvé.

Pouvoir discrétionnaire

 

L’officier-rapporteur ou les candidats peuvent faire prêter serment à des électeurs afin de confirmer qu’ils respectent bien les conditions requises. Dans le cas des femmes, des preuves peuvent être demandées de leur propriété ou de leur régime matrimonial.

L’officier-rapporteur est souvent appelé à trancher. En 1822, celui de Bedford accepte le vote de femmes mariées, alors qu’en 1832, celui de William-Henry le refuse et que celui de la Haute-Ville de Québec a décidé de n’accepter aucun vote de femmes. En 1828, des électeurs du même lieu présentent une pétition à la Chambre pour s’opposer à la décision de l’officier-rapporteur William Fisher Scott, qui a refusé le vote de veuves l’année précédente. Pour eux, ces dernières sont tout à fait qualifiées : « Le droit de vote n’est un droit naturel ni chez l’homme ni chez la femme ; il est donné par la loi. »

Certains croient que des femmes sont instrumentalisées par des candidats. C’est le cas en 1832, lors des élections partielles de Montréal-Ouest opposant Stanley Bagg à Daniel Tracey. Ces élections, marquées par l’intervention de l’armée et la mort de trois Canadiens, se concluent par la victoire de Tracey. Sur 1378 électeurs, 216 femmes se sont présentées pour voter.

Selon La Minerve, les partisans de Bagg n’ont reculé devant rien pour tenter de l’emporter. Le 21 mai 1832, le journal patriote s’arrête sur le cas d’Austin Cuvillier, député et juge de paix, qui a voté le 18 mai pour Bagg. Son épouse, Marie-Claire Perrault, est sœur et tante de députés patriotes, en plus d’être propriétaire de grands terrains légués par sa mère. Elle a aussi inscrit sa voix pour Bagg le lendemain. Dans le registre, l’officier-rapporteur a précisé qu’elle est « séparée de biens par jugement de cour », alors que le couple a signé un contrat de mariage en communauté de biens. La validité de cette séparation est au cœur du questionnement : « Mme Cuvillier étant encore sous puissance du mari, avait-elle le droit qu’on lui a fait exercer ? L’officier-rapporteur n’a pas trouvé le cas épineux ; il a décidé sans hésiter que Mme Cuvillier devait voter. »

La Chambre d’assemblée enquête sur les événements. Les partisans de Tracey accusent l’officier-rapporteur de partialité, notamment parce qu’il a admis des femmes mariées à voter avec leurs maris. Six couples se sont en effet présentés. Dans trois cas, seul l’un des deux conjoints a pu voter, dont une épouse, Augusta Bell.

Papineau mal cité

 

Face aux contestations qui se multiplient, les députés se penchent sur la loi électorale. Le 27 janvier 1834, John Neilson présente un projet de loi sur la question. Parmi les faiblesses de la loi, il évoque « le droit pour les femmes de voter, ce qui est encore indécis », la prestation du serment et le pouvoir des officiers-rapporteurs.

Le chef patriote Louis-Joseph Papineau ajoute l’intervention de conseillers législatifs dans les élections et la nomination des officiers-rapporteurs par le gouverneur. « Quant à l’usage de faire voter les femmes, il est juste de le détruire. Il est ridicule, il est odieux de voir traîner aux hustings des femmes par leur mari, des filles par leur père, souvent même contre leur volonté. L’intérêt public, la décence, la modestie du sexe exigent que ces scandales ne se répètent plus. Une simple résolution de la Chambre qui exclurait ces personnes-là du droit de voter sauverait bien des inconvenances », précise-t-il.

S’ensuit un échange vigoureux entre Papineau et Cuvillier. Jouant sur les mots, ce dernier affirme avoir vu Papineau recevoir « leurs voix avec plaisir ». Papineau réplique : « Le mot qu’on me prête ici n’a jamais été employé. » Cuvillier poursuit : « Eh quoi ! Ne s’est-on pas servi des expressions de manque de prudence, d’indécence, d’immodestie ? » Papineau, dont la grand-mère Beaudry aurait voté en 1809, nie les raccourcis du député : « Peut-on rien dire de plus ridicule ? J’avais dit seulement que la pudeur et la décence du sexe exigeaient qu’on ne l’entraînât pas au milieu du tumulte des élections. »

Quant à l’usage de faire voter les femmes, il est juste de le détruire.

 

Même s’il se défend farouchement de ce que son adversaire affirme, la postérité retient seulement la première affirmation qui, sortie de son contexte, finira par lui valoir l’étiquette de misogyne. À notre avis, cet extrait rapporté en détail par La Minerve, le 3 février, a pour but de démontrer la mauvaise foi du constitutionnel Cuvillier, soupçonné d’avoir emmené sa femme voter en 1832 pour prolonger le poll, et ce, sur des qualifications incertaines. D’où les mots de Papineau « faire voter les femmes » et les « voir traîner aux hustings ».

La Chambre poursuit ses travaux sur le bill relatif à l’élection des députés et le sanctionne le 18 mars 1834. Dorénavant, « aucune fille, femme ou veuve ne pourra voter ». Comme l’ont constaté Denyse Baillargeon et Bettina Bradbury, le Parti patriote a bien retiré le droit de vote aux femmes en 1834. Alors que les partis politiques se polarisent et que l’interprétation des lois est difficile, les députés cherchent des solutions. Ils ont aussi pu être influencés par une réforme électorale adoptée en Angleterre en 1832. Le Great Reform Act définit un électeur comme une personne de sexe masculin. Cela marque l’exclusion formelle des femmes même si, dans la pratique, il était rare qu’elles votent.

Or, le bill de 1834 est rejeté par le roi Guillaume IV deux ans plus tard et les députés bas-canadiens en sont informés le 7 février 1837. L’Ami du peuple note que cette annulation « donne de nouveau aux femmes le droit de vote dans les élections ». Les femmes en sont conscientes, comme le démontre l’élection partielle qui a lieu en juillet dans la Basse-Ville de Québec. Deux femmes s’y sont présentées pour voter, mais l’officier-rapporteur a refusé de les admettre.

Finalement, le retrait

 

Après les rébellions, l’union du Haut et du Bas-Canada et une nouvelle constitution, la situation politique a beaucoup changé. Le comportement électoral des femmes aussi. Nathalie Picard n’a relevé, pour le district de Montréal, qu’un nombre fragmentaire de votes en 1841, en 1842 et en 1844. Ce changement apparent est difficile à expliquer.

Quoi qu’il en soit, Louis-Hippolyte La Fontaine présente un projet de loi pour modifier les lois électorales en 1849. Dans les débats sur ce projet de loi, il est surtout question des officiers-rapporteurs. C’est le mutisme complet sur les femmes, ce qui nous empêche de suivre la réflexion des députés sur le sujet.

La sanction du bill sur les élections en mai marque la perte officielle, pour les femmes, de leur droit de vote. L’absence de réactions publiques de leur part signifie-t-elle que la réforme les a laissées indifférentes ? Certains, comme l’ancien député Joseph-Guillaume Barthe, le déplorent. Dans son ouvrage paru en 1855, il écrit : « J’ai vu, de mon temps, de patriotiques femmes braver les tourmentes de hustings, pour accomplir, sans sourciller devant l’émeute, ce qu’elles avaient raison de regarder comme le premier des devoirs. On n’en était que plus agréablement élu alors ! » Du reste, entre 1844 et 1858, les députés resserrent la pratique du vote, excluant notamment les juges, les greffiers et les fonctionnaires de la cour et les agents des terres.

Les femmes ne votaient pas au Bas-Canada : voilà un mythe qu’il convenait de détruire. Elles ont au contraire commencé à le faire en même temps que les hommes, dès les premières élections. Retenons les noms de Marguerite Cardinal, Agathe Gagnon ou Charlotte Masse pour mémoire. Retiré au milieu du XIXe siècle, ce droit fondamental ne sera recouvré par les femmes qu’après une longue éclipse de 91 ans, en 1940.

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