Vérités alternatives et dérive de l’individualisme

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Nous avons bien du mal à comprendre pourquoi les données scientifiques sur l’efficacité des vaccins pour freiner la propagation des virus sont rejetées par tant de gens, jusque dans les rangs des professionnels de la santé. Cette prolifération de vérités alternatives, parfois cautionnées jusqu’à la Maison-Blanche, a de quoi nous intriguer et nous alarmer.
Pour tenter d’y voir plus clair, Robert M. Pirsig nous propose une piste qui mérite d’être explorée. Dans son roman philosophique et autobiographique (Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, 1974), c’est la science elle-même qu’il cible : « En multipliant les faits, les données, les hypothèses, la science conduit l’humanité à des vérités multiples, indéterminées et relatives. Elle est à l’origine du chaos social, de l’indétermination des pensées et des valeurs, bref, d’une situation que la connaissance rationnelle était censée devoir éliminer. »
Il est sans doute excessif de tenir la science pour seule responsable de ces dérives que sont les vérités alternatives. Par contre, on conviendra que, depuis quelques décennies, un très grand nombre d’études à statut scientifique ont été produites pour prouver l’innocuité du tabac et de nombreux médicaments et produits chimiques, ou démontrer que les gaz à effets de serre seraient sans conséquences sur le climat. On ne peut nier le fait que la science a souvent été mise au service de l’argent pour ainsi contribuer à « l’indétermination des pensées et des valeurs ».
Si l’argent a pu mener jusqu’à l’appropriation privée des connaissances, il n’est pas le seul coupable. Par exemple, un grand nombre de scientifiques, y compris plusieurs Prix Nobel, se sont rangés dans le camp des climatosceptiques à partir de motivations plus idéologiques que financières. Les idéologies existent aussi et aucune d’elles n’a jamais pu être combattue par des arguments rationnels ou des données scientifiques.
Parmi les dérives de la science, on pourrait aussi examiner la liste interminable des disciplines qui se présentent comme des sciences. L’appétit pour ce label prestigieux a même permis le développement d’une religion appelée scientologie. Tout cela suggère que la science aurait peu à peu dévié de son champ propre pour servir de caution à des vérités d’une autre nature.
Ce que nous appelons « la science » est aussi un ensemble d’institutions sociales (universités, laboratoires, périodiques, organismes subventionnaires, etc.), un terrain où la raison doit composer avec les passions humaines et les mythes qui les alimentent. On l’a vu au XIXe siècle dans l’opposition aux théories de l’évolution et au XXe siècle, dans la résistance aux théories sur les changements climatiques découlant de l’action humaine.
Comme toutes les autres vérités, celles de la science ne peuvent être établies qu’après avoir été sanctionnées par un processus social, celui du consensus. La méthode scientifique commence par des hypothèses et ne peut aboutir qu’à des théories, pas à des vérités. Ces vérités de la science ne sont pas inscrites dans le réel et simplement découvertes comme on découvre un continent. Pirsig prend l’exemple de la loi de la gravitation, qui est une création purement mentale et sociale, comme les mots ou les nombres, même s’« il nous semble tout naturel de penser [qu’elle] existait avant Newton », alors qu’elle pourrait être remplacée par une nouvelle théorie sans que le réel ait changé.
Quant aux vérités alternatives, ce sont des contre-vérités, mais elles sont de même nature que celles que la majorité sanctionne.
L’Occident, la science et la raison
L’Occident est la seule civilisation qui a choisi la raison comme pivot de son identité, tout en consacrant la science comme l’incarnation de la pensée rationnelle.
La raison désigne d’abord une facultémentale d’un cerveau humain, celle qui lui permet de produire des connaissances. Dans la culture occidentale, la raison réfère en même temps à une entité abstraite conçue comme le fondement des vérités socialement sanctionnées et comme le socle de notre identité collective, construite en opposition au mythe et à la religion.
Il s’agit forcément d’une construction culturelle, mais dans ce contexte, l’individu occidental peut facilement se convaincre que sa raison, celle qui génère aussi sa conviction d’« avoir raison », se confond avec cette raison trônant au cœur de son identité collective. On peut y voir une forme de fusion de l’individu avec sa culture, à l’instar de tous les humains, et ce, en dépit de l’individualisme consacré comme l’un des deux axes fondateurs de notre identité, l’autre étant le matérialisme.
Ces deux piliers ont servi d’assises à nos nouvelles institutions. L’individualisme a donné naissance à la démocratie, au libéralisme économique et aux droits de la personne. Quant au matérialisme, il s’est incarné dans le développement technologique et la croissance économique illimitée. Ces deux principes ont imprégné jusqu’à notre conception de l’existence humaine, celle d’individus pensés comme entités matérielles, tant qu’ils sont biologiquement vivants.
Comme toutes les autres, la culture occidentale s’est construite dans un rapport d’opposition entre un Nous et un Autre, mais l’option de l’Occident a été de se définir en opposition à toutes les autres cultures. Comme toutes les cultures humaines sont des entités de nature sociale et mentale, jamais individuelle et matérielle, l’option de l’Occident faisait de sa culture une anticulture.
Si l’Occident a choisi de se définir ainsi, c’est surtout parce qu’il voulait aussi être une transculture à prétention universaliste, soit une formule apte à assurer la gestion d’un ensemble d’empires multiculturels en voie de mondialisation sous sa gouverne. Sa formule individualiste/matérialiste lui permettait d’ignorer simplement cette diversité culturelle pour se contenter de gérer des individus et des rapports matériels, tels que le commerce ou la production de biens. Et cela, après avoir tenté de convertir les peuples des colonies à sa religion et réalisé qu’il ne pourrait jamais convertir l’Inde ou la Chine.
L’esprit des vérités alternatives
Pirsig raconte avoir voulu traquer ce qu’il appelait « l’Esprit de la rationalité ». On pourrait de même chercher l’esprit des vérités alternatives, même si nous affirmons ne plus croire aux esprits.
L’élément nouveau des vérités alternatives est d’abord le fait qu’elles concernent des faits tangibles plutôt que d’autres types de vérités. Quant au consensus essentiel à leur genèse, il est réduit au minimum, celui d’une communauté virtuelle. De plus, il ne porte que sur l’étiquette apposée sur la nouvelle vérité, pas sur son contenu particulier. Par exemple, les antivaccins sont réunis à partir d’une panoplie de motivations personnelles très diverses.
Dès lors, l’existence des « vérités alternatives » reste surtout de nature individuelle, à l’inverse de celles de la science. Ce qui est partagé entre les membres des communautés virtuelles, c’est d’abord leur décision de se placer en position de dissidence et de rébellion. C’est particulièrement le cas pour les professionnels de la santé qui se braquent contre des directives bureaucratiques parce que leur propre raison est trop souvent niée. Plus largement, cette réaction inspire tous les « alternatifs » et les réunit au sein d’une vaste communauté potentielle, un peu comme celle des athées.
Pour eux, l’essentiel est l’affirmation de la suprématie de leur libre arbitre. Les « alternatifs » sont l’aboutissement d’une dérive de l’individualisme qui vient rompre l’équilibre entre cette valeur socialement centrifuge et l’effet centripète généré par la science. La religion a longtemps joué aussi ce rôle de ciment social, mais elle a peu à peu été confinée aux vérités de plus petites communautés. C’est maintenant le règne de la science qui commence à être contesté.
Ce n’est sans doute pas un hasard si l’une des vérités alternatives les plus répandues concerne la rotondité de la Terre. Or, cette vérité est justement celle qui a fait basculer le pouvoir de l’Église vers celui des nouvelles institutions de la science, après que Galilée a été condamné pour hérésie par un tribunal ecclésiastique, en 1633.
En optant pour ce cheval de bataille, ceux qu’on appelle les platistes ont choisi de mener une attaque frontale qui cible directement l’Esprit de la science : la raison.
La rébellion des « alternatifs » choisit des cibles irrationnelles, mais elle n’est pas sans raison, car la raison et la science ne suffiront jamais à former une société et à assurer sa conduite. Si un cerveau humain est doué de raison, son carburant reste l’émotion, co-programmée par le langage des valeurs. Bref, pas seulement du Logos, mais un mélange de Logos et de Mythos.
C’est ce que Pirsig cherchait, une sorte de zen réintroduit jusque dans l’art de l’entretien des motocyclettes, soit un peu de vérité non scientifique.
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