L’art d’être bon perdant

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.
Il y a 150 ans, le 29 janvier 1871, mourait Philippe Aubert de Gaspé. Son roman historique Les anciens Canadiens, publié en 1863, un siècle après le traité de Paris qui céda le Canada à l’Angleterre, fut le plus grand succès de librairie de son temps avec les Mémoires qui en constituent le complément indispensable.
Descendant de la noblesse canadienne, dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, le romancier et mémorialiste devint écrivain sur le tard, presque par accident. Nostalgique de la Nouvelle-France, apologiste du régime seigneurial, il était d’abord et avant tout un vaincu de l’Histoire.
Issu d’une aristocratie que l’Angleterre ne reconnaissait plus, shérif de Québec en délicatesse avec la justice, héritier de la seigneurie familiale au moment où ce mode de propriété était sur le point d’être aboli, l’homme accumula les échecs de toutes sortes, au point d’apparaître comme un déclassé et un réprouvé, pour qui la littérature fut une rédemption et dont l’œuvre enseigne l’art d’être bon perdant.
Un homme qui a beaucoup souffert, c’est ainsi que la mère d’un bon ami décrivit spontanément Aubert de Gaspé en apercevant l’une des rares photographies de lui, prise vers 1870, quelques mois avant sa mort. L’écrivain octogénaire est photographié de trois quarts, assis les jambes croisées, le haut-de-forme posé sur un bureau, le regard meurtri et la bouche presque boudeuse. Le contraste est saisissant avec le jeune homme de jadis, voué à une brillante carrière. Membre fondateur du Jockey Club et de la Banque de Québec, il devint shérif à seulement 33 ans.
Hors-la-loi
Tout s’interrompit d’un coup en 1822, deux ans plus tard, quand, accusé d’avoir détourné les fonds qu’il devait conserver en fidéicommis, il fut brutalement destitué. Du jour au lendemain, celui qui brillait au sommet de la bonne société de Québec devint un hors-la-loi, presque un paria.
Au terme de longues procédures, Aubert de Gaspé fut finalement incarcéré en 1838, dans la prison même qu’il avait administrée comme shérif. De sa cellule, il pouvait observer le balcon pour les exécutions publiques qu’il avait fait installer à ses frais. Il pouvait également entrevoir sa femme et ses enfants qui habitaient une maison située de l’autre côté de la rue. C’est du reste pendant cet emprisonnement, qui dura trois ans, quatre mois et quatre jours, qu’il apprit le décès de son fils et homonyme, auteur du premier roman de notre littérature, L’influence d’un livre, publié en 1837.
C’est très clairement à cet épisode douloureux que l’auteur fera allusion bien des années plus tard, lorsque, dans Les anciens Canadiens, il met dans la bouche du personnage du bon gentilhomme la confession suivante : « J’ai honte de l’avouer, mon fils, mais j’étais souvent en proie à un tel désespoir que je fus cent fois tenté de me briser la tête contre les barreaux de ma chambre. Savoir mes enfants sur leur lit de mort, et ne pouvoir voler à leur secours, les bénir et les presser dans mes bras pour la dernière fois ! »
Sans ses déboires judiciaires, il y a fort à parier qu’Aubert de Gaspé ne serait jamais devenu écrivain. Non pas faute d’intérêt, car l’inventaire de ses livres en 1836 montre un goût marqué pour la littérature, mais en raison du simple souci des convenances, dans une société où la fiction littéraire est très largement déconsidérée.
Au reste, il lui aurait manqué cette empathie façonnée par l’adversité et qui lui fera bientôt entendre, comme il l’écrit dans les Mémoires, tous les cris lamentables de l’humanité souffrante : « le vagissement de l’enfant nouveau-né, la plainte du malade sur un lit de souffrances, les lamentations de la veuve à l’aspect du corps sanglant d’un époux chéri, les cris perçants du criminel que l’on torture et les gémissements du captif dont on rive les chaînes ».
Utopie sociale
C’est au nom de cette solidarité avec les plus humbles qu’Aubert de Gaspé endosse le rôle du chevalier voué à restaurer l’honneur perdu de la Nouvelle-France, dans une volonté affirmée de réfuter, comme d’autres écrivains en son temps, la conclusion accablante de lord Durham, pour qui l’ancienne colonie française est une société sans histoire et sans littérature.
Les anciens Canadiens, 100 ans après la fin du Régime français, lui apporte un démenti, en faisant valoir, par la littérature, la richesse de l’histoire de la Nouvelle-France et de ce qu’elle est devenue au lendemain de la Conquête. Alors que, pour Durham, le Régime français était une aberration historique, maintenant les Canadiens dans une société féodale et moyenâgeuse, Aubert de Gaspé s’attachera, lui, à montrer qu’elle a été le creuset d’une nouvelle civilisation, fondée sur des rapports de bienveillance entre seigneurs et censitaires, au point d’apparaître comme une utopie sociale.
Ce faisant, le romancier contribue à sa manière à l’élaboration d’une fiction compensatrice, destinée à célébrer le passé pour mieux faire accepter le présent et l’avenir incertain. Il invente une véritable épopée des origines, en magnifiant ce qui était, aux yeux du colonisateur britannique, un passé honteux, en le revendiquant comme une source de fierté, dans ce que l’on appellerait aujourd’hui une « resignification subversive ».
Mais loin de se cantonner dans une idéalisation de la Nouvelle-France, l’écrivain cherche à montrer que la Conquête a été une occasion unique d’intégrer le plus puissant ensemble politique d’alors, l’Empire britannique. Ainsi, loin d’être une défaite, la Conquête serait en définitive une victoire. C’est là l’une des leçons de son art d’être bon perdant, une façon de transformer le plomb en or. Le plus intéressant est que le romancier montre que ce passé de la Nouvelle-France, loin d’être dépassé, a survécu dans le régime seigneurial, qui reste, à ses yeux, l’héritage le plus prégnant du Régime français.
Minorités
Certes, cette survivance de la Nouvelle-France est toute relative, puisque le régime seigneurial lui-même n’existe plus au moment où Aubert de Gaspé écrit son roman historique. En effet, il a été aboli en 1854, soit près d’une décennie auparavant. En se portant à la défense de ce mode de propriété propre à l’Ancien Régime français, l’écrivain cherche évidemment à redorer son propre blason, mais pas seulement. Il en fait, comme avec la Nouvelle-France, une affaire collective qui intéresse tous ses compatriotes, quelle que soit leur originale sociale ou ethnique.
Par empathie, l’auteur se refuse à dresser des frontières étanches entre les élites et le peuple, entre les maîtres et les esclaves, entre les descendants d’Européens et les Autochtones, entre les hommes et les femmes. Dans les Mémoires, l’écrivain ne cesse de valoriser les personnages populaires au détriment de ceux de son propre milieu. Ainsi, le modeste paysan Romain Chouinard apparaît à l’écrivain, au plus fort de ses ennuis judiciaires et à la veille de son emprisonnement, comme son seul réconfort et le seul véritable sage, malgré son absence d’éducation.
Même les minorités qui ont souvent été rendues invisibles dans notre histoire sont présentes dans son œuvre. Certes, Aubert de Gaspé reste un homme de son temps, avec ses valeurs et ses préjugés. Mais sa vision inclusive de l’histoire collective des Québécois fait en sorte qu’il n’omet pas de mentionner Lisette, esclave métisse de la famille, qui fut rapidement affranchie, et qui dès lors que son maître « la mettait dehors par la porte du nord rentrait aussitôt par la porte du sud ».
De la même façon, l’écrivain, dans son recueil posthume Divers publié en 1893, ne peut s’empêcher d’admirer les Hurons-Wendats parce que, du temps de la Nouvelle-France si chère à son cœur, ils ont été seigneurs de Sillery. Enfin, quand il s’agit de montrer le côté humain du régime seigneurial dans les Mémoires, il l’incarne dans une femme, la seigneuresse Taché de Kamouraska, qu’il campe en « divinité bienfaisante ».
Mais le plus important pour Aubert de Gaspé est que, même une fois aboli, le régime seigneurial n’a pas complètement disparu. Il survit dans un certain savoir-vivre, dont témoigne un autre paysan, le père Laurent Caron, qui, dans les Mémoires, symbolise la « politesse exquise et gracieuse des anciens Canadiens français ». Quelques années auparavant, Joseph-Charles Taché, l’auteur de Forestiers et voyageurs, jugeait que, tout en abolissant le régime seigneurial, il convenait d’en sauver l’essentiel, à savoir « les mœurs chevaleresques et l’exquise politesse de notre population ».
En fait, toute l’œuvre d’Aubert de Gaspé se place sous le signe de la sagesse du bon gentilhomme du chapitre 10 des Anciens Canadiens, cet art d’être bon perdant malgré les échecs collectifs et les déboires personnels. Au lieu du ressentiment et de l’esprit de vengeance, l’œuvre littéraire d’Aubert de Gaspé prône la conciliation des contraires, la philosophie riante du dialogue, l’ouverture à autrui, surtout lorsque ce dernier ne partage pas notre point de vue, nos valeurs ou nos croyances.
C’est même dans ces valeurs qu’il aperçoit l’héritage, irremplaçable et toujours vivant, du régime seigneurial et de la Nouvelle-France. En ce sens, Loup-Jaune, l’ancien chef malécite qui refuse de se convertir au christianisme, au contraire de sa femme et de ses enfants, incarne à merveille la sagesse dont se revendique Aubert de Gaspé dans le récit qui porte son nom dans Divers : « Lorsque le capot du Loup-Jaune est vieux et usé, il le jette et en met un autre, mais il ne peut pas dire à sa croyance : “Tu es vieille et usée, je te jette au fond de mon wigwam pour y faire coucher mon chien.” »
Pour proposer un texte ou pour faire des commentaires et des suggestions, écrivez à Dave Noël à dnoel@ledevoir.com.