La philosophie comme manière de vivre

C’est par le questionnement que Socrate amène ses interlocuteurs à découvrir qu’ils ne savent pas ce qu’ils croient savoir. L’apprentissage, la quête de la vérité et de la sagesse ne peuvent commencer qu’une fois qu’on a pris conscience de sa propre ignorance.
Illustration: Tiffet C’est par le questionnement que Socrate amène ses interlocuteurs à découvrir qu’ils ne savent pas ce qu’ils croient savoir. L’apprentissage, la quête de la vérité et de la sagesse ne peuvent commencer qu’une fois qu’on a pris conscience de sa propre ignorance.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Avec la nouvelle année viennent les résolutions. Peu importe lesquelles nous prendrons, elles ont toutes comme but d’améliorer notre qualité de vie. D’ailleurs, c’est pour cela que nous devrions inclure la pratique de la philosophie dans la liste de nos résolutions pour 2021, car, dès ses débuts, elle a toujours eu comme objectif de nous rendre meilleurs.

Pour Pierre Hadot (1922-2010), spécialiste de la philosophie antique, la philosophie ne peut être dissociée d’une démarche existentielle. Cette thèse, Hadot la développera en analysant la naissance de la philosophie dans l’Antiquité. Il croit y trouver la vraie nature de la philosophie : elle ne peut être comprise comme étant premièrement une activité discursive, mais bien plutôt comme une manière de vivre. Telle est la perspective de la philosophie que nous devrions inclure dans nos résolutions de nouvelle année.

Pour Hadot, quelque chose s’est perdu dans la pratique de la philosophie dans le monde contemporain. Cela apparaît évident quand nous la comparons à la façon dont elle était pratiquée dans le monde antique. Aujourd’hui, la philosophie est devenue principalement une activité théorique : on étudie les idées des philosophes, on clarifie et on analyse des questions philosophiques, et on argumente sur celles-ci. Cela n’est pas surprenant, car la philosophie est aujourd’hui avant tout pratiquée dans les établissements universitaires et collégiaux, soit des établissements d’enseignement qui lui donnent forme et qui lui dictent certains objectifs. La thèse d’Hadot est justement que tel n’était pas le cas dans l’Antiquité : le discours philosophique ne pouvait pas être séparé d’un certain mode de vie. Il ne s’agit évidemment pas de mettre de côté la valeur fondamentale, incontournable, du discours philosophique, mais de rappeler que celui-ci s’inscrivait toujours dans un choix existentiel.

Il est intéressant de noter qu’Hadot est arrivé à cette idée en faisant face à une problématique dans l’interprétation des textes anciens : comment expliquer leurs contradictions ? Ces incohérences disparaissent si nous acceptons que ces textes n’aient pas eu pour but de présenter la pensée théorique des auteurs, mais aient visé à « produire un effet de formation : le philosophe voulait faire travailler les esprits de ses lecteurs ou auditeurs, pour qu’ils se mettent dans une certaine disposition » (La philosophie comme manière de vivre, 2003).

Socrate, la figure fondatrice du philosophe

 

L’idée selon laquelle la philosophie est un mode de vie apparaît très clairement dans la figure mythique de Socrate : « Peut-on séparer le discours de Socrate de la vie et de la mort de Socrate ? » (Qu’est-ce que la philosophie antique ?, 1995). Nous parlons de la figure de Socrate, car nous ne le connaissons que par les commentaires d’autres personnes, principalement par ceux de Platon. Elle est mythique aussi parce qu’elle aura une influence marquante sur l’histoire de la philosophie.

Socrate n’a rien à enseigner comme tel. D’ailleurs, il clame qu’il ne sait rien, et que c’est bien là son avantage sur les autres qui croient savoir alors qu’ils sont ignorants. Il se donne une mission : il se promène inlassablement dans la cité afin d’éveiller ses concitoyens. Son enseignement est purement dialogique. Le savoir ne peut être déversé, si l’on peut dire, dans la tête de quelqu’un d’autre : c’est par le questionnement que Socrate amène ses interlocuteurs à découvrir qu’ils ne savent pas ce qu’ils croient savoir. L’apprentissage, la quête de la vérité et de la sagesse ne peuvent commencer qu’une fois qu’on a pris conscience de sa propre ignorance.


En ce sens, la rencontre de Socrate est une expérience transformatrice : son interlocuteur finit par se remettre en question. Ainsi, « dans le dialogue “socratique”, la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle, mais celui qui parle ». Par ses questions, Socrate ne fait pas qu’amener ses interlocuteurs à reconnaître leur ignorance, mais il en vient aussi à les exhorter à s’engager dans une meilleure vie. « Comme “un taon”, Socrate harcèle ses interlocuteurs de questions qui les mettent en question, qui les obligent à faire attention à eux-mêmes, à prendre souci d’eux-mêmes. » Socrate exemplifie cette recherche de la bonne vie, non pas par ses discours, mais par le type d’existence qu’il mène, comme cette citation de l’Apologie le laisse voir :

« Je n’ai nul souci de ce dont se soucient la plupart des gens, affaires d’argent, administration des biens, charges de stratège, succès oratoires en public, magistratures, coalitions, fonctions politiques. Je me suis engagé non dans cette voie […], mais dans celle où, à chacun de vous en particulier, je ferai le plus grand des bienfaits en essayant de le persuader de se préoccuper moins de ce qui est à lui que de ce qu’il est, lui, pour se rendre aussi excellent, aussi raisonnable que possible. »

La recherche de la vérité n’est pas dissociable d’un travail sur soi, dans la décision de vivre la vie bonne, de se diriger par les bonnes valeurs.

Socrate nous montre que cette quête de la vérité et de la sagesse n’est pas une destination, mais un chemin. Il n’est pas sage, car le sage n’a pas besoin de chercher la sagesse, il la possède déjà. Socrate n’est donc ni sage ni non sage, il est à la recherche de la sagesse. Hadot souligne ce point dans son analyse du Banquet :

« Avec le Banquet, l’étymologie du mot philosophia, “l’amour, le désir de la sagesse”, devient ainsi le programme même de la philosophie. On peut dire qu’avec le Socrate du Banquet, la philosophie prend définitivement dans l’histoire une tonalité à la fois ironique et tragique. Ironique, puisque le vrai philosophe sera toujours celui qui sait qu’il ne sait pas, qui sait qu’il n’est pas sage, et qui donc n’est ni sage, ni non sage, qui n’est à sa place ni dans le monde des insensés ni dans le monde des sages […], inclassable donc […]. Tragique aussi, parce que cet être bizarre est torturé et déchiré par le désir d’atteindre la sagesse qui lui échappe et qu’il aime. »

Ainsi, le philosophe ne se caractérise pas par la possession de la sagesse, mais par son désir de l’obtenir, par sa disposition à la rechercher et par un mode de vie qui est cohérent avec cette recherche. Il est conscient de l’impossibilité de l’atteindre, de la nature éternelle de sa quête. Il s’agit, selon les mots d’Hadot, du « programme » de la philosophie qui influencera les écoles philosophiques qui apparaîtront après la mort de Socrate.

Les écoles et les exercices spirituels

 

Différentes écoles philosophiques feront leur apparition suite à la mort de Socrate. À fin du IVe siècle, les principales écoles se trouvent à Athènes : l’Académie (fondée par Platon), le Lycée (fondée par Aristote), le Jardin (fondée par Épicure) et la Stoa (fondée par Zénon). Les membres de ces écoles font un certain choix existentiel, ils adoptent un certain mode de vie. Le discours philosophique est toujours indissociable de la vie philosophique. Une des caractéristiques de ces écoles est aussi la présence d’exercices qu’Hadot en est venu à désigner comme des « exercices spirituels », « soit une pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l’individu, une transformation de soi ». Certains de ces exercices nous sont plus familiers, comme la lecture de textes ou la pratique du dialogue, mais d’autres sont suffisamment étrangères à ce que l’on entend par philosophie aujourd’hui : comme la mémorisation de dogmes, l’ascèse des désirs, l’examen de conscience ou, encore, l’expansion dans le cosmos.

Ainsi, la résolution générale de faire de la philosophie en 2021 pourrait être plus précise et efficace en se donnant des exercices qui nous permettent de nous transformer. Un peu comme la pratique régulière d’un exercice physique nous permet de développer certaines habiletés peu à peu, l’exercice spirituel nous permet de changer peu à peu. On peut ainsi inclure dans sa pratique quotidienne la lecture de textes, le dialogue, la méditation ou l’attention au moment présent. On se doit toutefois de situer ces exercices dans la perspective générale que développe Hadot quant à la nature de la philosophie. Il faut d’abord se rappeler qu’il ne s’agit pas d’exercices purement théoriques, mais que ceux-ci renvoient à qui nous sommes, à l’existence que nous voulons mener, à la vie qui vaut la peine d’être vécue. On se replace ainsi dans l’expérience première de la philosophie, de la « morsure » qui nous invite à interroger qui nous sommes, le monde dans lequel nous vivons et les opinions qui nous dirigent. Cette prise de conscience et ce questionnement, comme la recherche de la vérité qui lui est associée, ne sont jamais atteints, mais ils ne doivent jamais être abandonnés. Ainsi peut-on prendre comme résolution pour la nouvelle année de faire un exercice spirituel et philosophique chaque jour.

Hadot aimait citer cette phrase de Georges Friedmann : « “Prendre son vol” chaque jour ! Au moins un moment qui peut être bref, pourvu qu’il soit intense. Chaque jour un “exercice spirituel” — seul ou en compagnie d’un homme qui veut lui aussi s’améliorer. » Prenons donc comme résolution pour la nouvelle année de faire un exercice spirituel et philosophique chaque jour.

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