La crise de la culture à l’heure de la pandémie

Pour Michel Henry, le primat de la science et de la technique a pour principal effet de biffer le monde-de-la-vie, c’est-à-dire le monde tel qu’éprouvé et ressenti par chaque individu.
Illustration: Tiffet Pour Michel Henry, le primat de la science et de la technique a pour principal effet de biffer le monde-de-la-vie, c’est-à-dire le monde tel qu’éprouvé et ressenti par chaque individu.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

La crise sanitaire actuelle est le révélateur puissant d’une dérive scientifique qui déborde sur un monde politique parfois complice et annonce un effet potentiellement délétère sur notre mode de vie et sur l’humanité en général. C’est comme si, d’un seul coup et sous l’impulsion de l’idéologie scientiste, surgissait un décalage inédit entre nos vies, le sens de notre vie et la conduite sociale de celle-ci, bref que le souci de l’humain ne compte plus. Aussi bien dire que la science omnipotente avale dorénavant la culture et la pulsion de vie qui l’accompagne habituellement. Pour le philosophe français Michel Henry (1922-2002), cela illustre parfaitement combien le champ de nos vies est labouré par un unique mode de savoir : celui de la science et de son esprit souvent mercantile.

On le constate, la science (la santé) a pris l’ascendant sur tout : sur la vie collective, la politique, l’éthique, mais surtout sur la culture et le sens qu’elle devrait distiller dans nos vies. Se pourrait-il que la prévalence du savoir de la science, qui ne retient que les formes et les objets pouvant « se prêter à une détermination idéale », qu’on qualifie par le terme objectivité, mette hors jeu le savoir de la vie (plus subjectif) et la culture qui en découle ? Serions-nous au seuil d’une crise humanitaire susceptible de transformer la manière dont nous appréhendons la vie et notre propre humanité ?

La science en question

 

Déployant une phénoménologie matérielle où sont posés les problèmes fondamentaux du monde et de la vie, Michel Henry dirait que le caractère et la forme de la crise actuelle tendent à exacerber l’emprise de la science sur nos vies, avec pour effet de soustraire au regard le rapport plus fondamental à la vie et à la culture qui en dépend. Autrement dit, le scientisme, cette idéologie barbare selon Henry, tendrait à provoquer, contrairement à l’art, l’appauvrissement du fait humain en « évacuant les qualités sensibles de la nature ».

Cela est d’autant plus déterminant que, pour Henry, la science et la technologie se déploient sans égard pour la vie, la culture et l’art. Engagée dans son propre mouvement d’autodéveloppement et d’autojustification, la science veut faire voir le monde de manière objective, mais un monde circonscrit à cette vue. Autrement dit, les intérêts et les projets de la science sont les deux côtés d’une seule et même médaille, ce qui occulte l’essentiel : la subjectivité ou ce qui constitue « la condition permanente de la propre possibilité » de la science et du monde. « Le monde, écrit Henry, est un monde sensible […], parce qu’il est affectif en son fond. »

La culture et le sens de la vie

 

Selon Michel Henry, la culture repose sur un savoir différent de celui des sciences objectives. Et ce savoir est celui de la vie, car, écrit-il, « toute culture est [d’abord et avant tout] une culture de la vie ». Dans son livre La barbarie (1987), qui opère comme une synthèse de sa pensée, Henry précise que le mot « culture » « désigne l’auto-transformation de la vie, le mouvement par lequel elle ne cesse de se modifier soi-même afin de parvenir à des formes de réalisation et d’accomplissement plus hautes, afin des’accroître ». Le phénoménologue signifie par là que la culture procède de la pratique subjective qui gouverne la vie humaine, définie par Henry comme ce qui se sent et s’éprouve de façon immanente. C’est la culture (et les arts) qui permet « de faire l’expérience de soi-même et de son propre Fond ».

Or, ce que la COVID-19 et l’ensemble des mesures contraignantes qui l’accompagnent nous révèlent, c’est que la vie et son sens sont séquestrés par une idéologie qui se croit seule au monde. Dans l’ensemble de ses opérations, elle se comporte comme une technique (le meilleur moyen d’atteindre une fin donnée) sans égard pour la vie et pour le sens qu’elle reçoit et donne.

À titre d’exemple, on peut penser au traitement qui a été réservé aux aînés dans les derniers mois et à l’angoisse documentée des jeunes en période de confinement. Nous avons tous assisté à la violation sans précédent de la dignité et de la liberté des personnes les plus vulnérables dans nos sociétés, cette dégradation du fait humain étant le corollaire nécessaire du scientisme.

La science et la technique contre la culture

 

Pour Michel Henry, le primat de la science et de la technique a pour principal effet de biffer le monde-de-la-vie, c’est-à-dire le monde tel qu’éprouvé et ressenti par chaque individu. L’effet qui en découle peut être dévastateur, dans la mesure où nous comprenons que nos vies sont dorénavant modulées, voire profondément transformées, par les exigences de la technique et de la science : contrôle, exploitation, maîtrise de la nature et du travail.

En ce sens, la présente situation altère et inhibe ce qui nous rend humains, c’est-à-dire notre pouvoir de création ou « l’hyperpuissance qui portechacun à ses pouvoirs et à son point le plus haut », et cela, sans que soit interrogée l’idéologie qui supporte les décisions et les actions des autorités.

Nous prenons lentement conscience de la place démesurée qu’occupent la technique et le savoir de la science dans nos vies. Mais ce qui doit émerger en priorité, selon Henry, c’est la compréhension que la science et la technique sont engagées dans une démarche d’autojustification, au sens où elles ont tendance à prendre leur propre développement pour finalité. Sans autres raisons d’être qu’elles-mêmes, elles ignorent la place que doit occuper la culture dans nos sociétés et dans nos vies et le sens de la vie elle-même. Pour reprendre une formule d’Edmund Husserl, la science (le positivisme) « décapite la philosophie » et, de proche en proche, la culture en général.

Un effort de pensée

 

Devant l’actuelle pandémie, nous savons combien la science est indispensable, mais nous sentons aussi que la crise actuelle est susceptible de miner le fondement même de nos sociétés, de notre mode de vie et, de façon plus déterminante, la manière dont nous pensons notre vie. Bref, suivant Henry, nous sentons que la situation nous commande de reconsidérer la valeur et l’effet de « l’hyperdéveloppement d’un hypersavoir » scientifique sur la vie humaine.

Cet examen est d’une importance capitale, car tout effort de parvenir à soi-même, de s’éprouver subjectivement, serait caduc, ce qui, aux yeux de Henry, menacerait précisément de nous faire basculer dans la barbarie, définie comme « les modes de vie dans lesquels cette vie s’accomplit sous une forme grossière, fruste et rudimentaire ». Nous avons peut-être toujours conscience du monde, mais trop rarement « conscience de notre conscience du monde ».

Illustration: Tiffet Selon Michel Henry, la culture repose sur un savoir différent de celui des sciences objectives.

Que nos vies obéissent à la volonté de rigueur et d’objectivité de la science, cela peut certainement être d’une grande utilité. Mais la science, malheureusement, ne peut tout dire sur la vie et l’existence humaine, car elle est aussi faite d’incertitudes et de falsifications. Le comportement rationnel et adapté aux expériences est certes souhaitable, mais il demeure incapable de résorber l’incertitude et le désarroi provoqués par la présente crise planétaire ou de donner un quelconque sens à notre vie.

En ce sens, la science ne peut combler tous nos besoins. L’exemple historique de l’économie l’illustre bien. Dans les derniers siècles, la science économique s’est transformée radicalement. La valeur d’usage qui la fondait depuis des générations s’est effacée au profit de la valeur d’échange (l’argent), la production n’étant plus « suscitée, définie et limitée par les potentialités de la subjectivité, par les besoins ».

L’effondrement périodique du système économique virtuel qui cherche à produire une réalité économique nous montre maintenant très clairement le décalage croissant qui existe entre les besoins individuels et l’univers économique. La rupture radicale de l’économie par rapport à la vie et à la pratique subjective (valeur d’usage) qui devrait la gouverner est parfaitement exposée dans les dysfonctionnements d’une économie basée sur la consommation.

Rejoindre l’humanité

Au final, si la science ignore la vie et le fait que cette vie est le fondement même de toute culture et de toute science, sa condition de possibilité, et si le déploiement de la technique radicalise la rupture par rapport à la culture et à la vie, quelle place pour l’humanité ? Le souci de l’humain ? Car, il faut bien le dire, l’humanité, avec en son sein la culture fondée sur la vie subjective qui éprouve et ressent, est bien ce qui se trouve ignoré par le savoir de la science et de la technique. Cela n’est-il pas ce qui ressurgit sous la lumière crue de la crise pandémique ? N’avons-nous pas une occasion unique de prendre conscience du décalage qui existe entre l’idéalisation de l’objet (l’objectivité) que produit la science et la vie individuelle qui nous fait éprouver le monde et qui devrait se penser comme l’origine de tout savoir d’ordre technique et scientifique ? Voilà qui appelle un devoir de penser l’humanité, selon Henry. Mais de la penser dans l’urgence de contester l’arbitraire de l’idéologie scientiste qui ignore les questions qui ne sont pas susceptibles de recevoir une réponse technique.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com.



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