L’homme par qui est arrivé le référendum

Jacques Parizeau sera un esprit libre. Au collège Stanislas, institution laïque, il cultive cette confiance en soi qui lui donne des airs de jeune monarque. Doté d’une intelligence hors du commun, le collégien devient un universitaire à la détermination radicale.
Illustration: Tiffet Jacques Parizeau sera un esprit libre. Au collège Stanislas, institution laïque, il cultive cette confiance en soi qui lui donne des airs de jeune monarque. Doté d’une intelligence hors du commun, le collégien devient un universitaire à la détermination radicale.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Il y a 25 ans, les Québécois ont eu la possibilité de choisir. Chaque individu détenait, entre ses mains, l’avenir politique du Québec. Il s’agissait de continuer à vivre dans le Canada ou de transformer la province de Québec en pays.

Cette date anniversaire nous permet de revenir sur les principaux événements liés à la campagne référendaire de 1995. Pour ma part, j’ai cherché à expliquer le rôle joué par Jacques Parizeau dans la tenue de ce rendez-vous avec l’histoire.

En 1971, René Lévesque voyait dans la fin de la Révolution tranquille l’expression d’un trait de caractère, soit cette « difficulté collective qu’on a de décider ». Il dénonçait « cette espèce de stagnation collective du Québec », ce « manque presque institutionnalisé d’aptitude à prendre des décisions importantes ». Lévesque a besogné ferme afin d’éveiller, chez les Québécois, cette fierté qui accroît le sens des responsabilités. À sa façon, Jacques Parizeau a également agité sa société pour qu’elle s’engage.

Indignation

 

Issu d’une des rares familles bourgeoises du Canada français, Parizeau a été élevé par une mère féministe qui se méfiait de l’influence dominante des curés et par un père qui s’est affranchi de sa condition d’employé d’un patron anglophone.

Jacques Parizeau sera un esprit libre. Au collège Stanislas, institution laïque, il cultive cette confiance en soi qui lui donne des airs de jeune monarque. Doté d’une intelligence hors du commun, le collégien devient un universitaire à la détermination radicale. Autonome, il lui arrive d’exercer cette liberté au mépris de l’autorité. Il en est ainsi quand il s’attache à une Américaine de religion bahaï, sa première copine « trop délurée » qui sème l’inquiétude chez ses parents.

Lors de ses études doctorales en France, le jeune homme de 23 ans tient tête à son maître de l’École des hautes études commerciales (HEC), François Albert-Angers, qui lui a pourtant permis de faire ses études en Europe. Si Angers préfère qu’il termine son doctorat en France, Parizeau rétorque qu’en matière économique, on accorde « peu d’estime » au doctorat de Paris. Contre l’avis premier de son directeur, il fait son doctorat à Londres.

Son indépendance d’esprit favorise une posture critique à l’égard de son milieu. S’il assume pleinement son statut de bourgeois, il n’adhère toutefois pas à la ségrégation des classes qu’il observe en Angleterre. Ému, il se souvient de sa petite amie anglaise d’alors, qui faisait un doctorat en statistique. « C’est très rare pour une femme » à cette époque, dit-il fièrement. Tutor (tutrice), elle va passer son examen d’assistant-lecturer (chargée de cours). Les autorités lui font cependant comprendre qu’on ne lui accordera jamais un poste d’enseignement parce qu’elle est une femme et qu’elle vient du nord (Newscastle). Parizeau parle d’un cas « effrayant » et dénonce « la cruauté d’une société de classes ».

En revenant au Québec, en 1956, sa capacité à s’indigner ne fait que croître. Alors fédéraliste, il est le premier Canadien français à obtenir un doctorat de la London School of Economics. À la direction de la Banque du Canada, où les doctorats sont rares, l’institution ne trouve rien de mieux à offrir au professeur de HEC que de traduire, en français, ses rapports annuels.

Engagé par la compagnie Rolland à titre de conseiller économique, il participe aux réunions de la très anglo-saxonne Canadian Pulp and Paper Association (CPPA). Lors d’une discussion au Granite Club de Toronto, les chefs d’entreprise plastronnent. Oubliant la présence de Parizeau qui, avec son accent british et son allure de grand bourgeois, s’assimile à l’élite, J.M. Thompson, dirigeant de Domtar, raconte en gloussant comment sa filiale Howard Smith manœuvre pour s’assurer qu’aucun Canadien français n’obtienne un grade supérieur à celui de contremaître. Tous éclatent de rire, sauf le conseiller de la compagnie Rolland. « Je n’ai jamais autant eu l’impression d’être un corps étranger que ce soir-là », raconte Parizeau.

Colère

 

Sa compétence en matière économique et sa connaissance du milieu de la finance l’amènent non seulement à détecter les opérations de ce milieu visant à exclure les Canadiens français, mais le poussent également à agir. À titre de conseiller économique du premier ministre Jean Lesage, il est précipité au cœur de la Révolution tranquille.

En 1962, lors de la création de la Société générale de financement (SGF) et de la nationalisation de l’électricité, le professeur voit bien se déployer les manœuvres du pouvoir économique anglophone pour neutraliser les efforts du gouvernement qui tente alors de se doter de sociétés d’État capables de libérer les francophones de leur soumission économique et d’encourager l’entrepreneuriat. Pour mettre fin à ce qu’il qualifie de méprisant chantage financier, il dessine les plans de ce qui deviendra la Caisse de dépôt et placement du Québec.

Les multiples menaces de fuites de capitaux élaborées par les puissants pour freiner les réformes économiques ne cessent de nourrir l’indignation de celui qui sera également conseiller de Daniel Johnson. En avril 1970, à quelques jours de l’élection générale, le Trust Royal organise une mise en scène pour neutraliser les chances du nouveau Parti québécois de prendre le pouvoir.

Le 26 avril, neuf camions de la Brinks (compagnie de fourgons blindés), escortés d’une trentaine d’agents armés, se rendent au siège social du Trust Royal à Montréal. Des photographes ont été prévenus, il faut montrer aux travailleurs québécois que des sacs remplis de milliers de certificats en valeurs mobilières prennent le large vers l’Ontario en raison du discours péquiste, ce qui appauvrit le Québec.

Jacques Parizeau, candidat du Parti québécois à ces élections, est en colère. « Vous pouvez allumer votre cigarette avec ces certificats ! » dénonce-t-il. Que des financiers se lancent dans une telle opération de désinformation à l’égard d’une population vulnérable à ce genre de manipulation fait rugir le docteur en économie : « Ceux que l’on a méprisés pendant si longtemps vont continuer à être méprisés ! »

Détermination

 

Devenu la caution économique du Parti québécois, il est nommé ministre des Finances dans les gouvernements de René Lévesque de 1976 et de 1981. En 1984, quatre ans après un référendum perdu, Parizeau met fin à sa relation avec René Lévesque. Celui-ci choisit de prendre le « beau risque » et envisage une nouvelle entente constitutionnelle avec Ottawa. Dans l’esprit de Jacques Parizeau, Lévesque abandonne l’essentiel en mettant de côté la démarche souverainiste.

Le souffle long de Jacques Parizeau l’amène, dix ans plus tard, à la tête de l’État québécois. Élu premier ministre en septembre 1994 avec la promesse de tenir un référendum dans les 8 à 10 mois, sa détermination l’amène à déployer une impressionnante stratégie afin de rendre possible le pays. Mais cette confiance en soi qu’il a cultivée depuis sa tendre enfance n’est pas partagée par tous. Dans ses rangs, la peur de l’échec domine.

Les frissons se font sentir partout autour du premier ministre. Son conseiller, Jean-François Lisée, soutient que sans la force de conviction de Parizeau, « il se serait passé autre chose et, fort probablement, il ne se serait rien passé » en 1995. Or, prendre la décision de tenir le référendum est, en soi, un geste fort. C’est une marque de confiance à l’endroit de son option et à l’égard du peuple qu’il représente. Ce peuple qu’il ne craint pas de consulter.

Défaite

 

Pendant cette campagne cruciale, Jacques Parizeau affronte ses traditionnels adversaires, ceux qu’il surnomme « le clan des vociférants », ce « club de milliardaires », ces « privilégiés arrogants ». Claude Garcia, président de la Standard Life du Canada, déclare : « Il ne faut pas juste gagner le 30 octobre, il faut écraser ! »

Parmi les haut-parleurs économiques du Non se trouvent l’influent Paul Desmarais et le président de Bombardier, Laurent Beaudoin, qui laisse planer la menace d’un déménagement si le Oui gagne (c’est dans un Canada uni que Bombardier sera vendu à des étrangers). Une grande partie de ces opposants sont liés à cette classe d’entrepreneurs que Parizeau a contribué à faire grandir alors qu’il était ministre des Finances avec, notamment, le Régime d’épargne-actions.

« Les anciens complexes face aux milieux financiers, qui ont duré deux ou trois générations, ça va finir dans un mois, dit-il, quand nous allons dire à ceux qui nous méprisent : fichez-nous la paix, on demande d’être responsables de nous-mêmes ! »

Le 30 octobre 1995, 50,5 % des Québécois disent non au projet politique présidé par Jacques Parizeau. Le croisé de l’indépendance perd son combat. Il a néanmoins permis à chaque Québécois de se prononcer sur l’essentiel, c’est-à-dire son avenir politique. Libres de choisir, ils ont été plus de 93 % à aller voter.

Parizeau a entretenu pendant près de trente ans un débat fondamental sans que cela aboutisse à une radicalisation sociale et à une montée généralisée de la violence. Aussi imparfait soit-il, il est l’un des porteurs d’espoir de la démocratie. Le référendum de 1995, de par sa tenue, est la marque d’un homme d’idées et celle d’un peuple respectueux de la liberté.

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