Éloge de la stagnation économique

Que nous dirait le philosophe britannique John Stuart Mill aujourd’hui? Dans l’immédiat, il serait sans doute fort déçu de voir que, comme les économistes des siècles passés, la plupart des chefs d’État ne voient le salut des nations que dans la croissance.
Illustration: Tiffet Que nous dirait le philosophe britannique John Stuart Mill aujourd’hui? Dans l’immédiat, il serait sans doute fort déçu de voir que, comme les économistes des siècles passés, la plupart des chefs d’État ne voient le salut des nations que dans la croissance.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

L’état de stupeur dans lequel nous ont plongés l’irruption du coronavirus et la mise à l’arrêt brutale de l’économie mondiale suscite de multiples interrogations et analyses concernant la grande fragilité de notre système économique.

S’il est un penseur que nous aimerions entendre commenter les événements en ces temps d’incertitude et de remise en question, c’est bien John Stuart Mill (1806-1873). Fils du philosophe James Mill, aîné d’une famille de neuf enfants, John Stuart Mill fut très tôt programmé par son père pour devenir un génie, ce qui, selon plusieurs de ses biographes, eut des conséquences à la fois sur sa santé mentale — il fit une grave dépression à l’âge de 20 ans — et sur la remarquable originalité de sa pensée dans de nombreux domaines.

Tour à tour présenté comme le dernier des grands auteurs classiques, après Smith, Ricardo, Malthus, Marx et quelques autres, et comme le précurseur du féminisme avec la publication en 1868 d’un ouvrage d’une grande actualité intitulé De l’assujettissement des femmes, il est aussi souvent présenté comme un précurseur de l’écologie, voire de la décroissance, pour avoir élaboré une pensée originale sur l’une des notions passionnément discutées à l’époque, celle de l’état stationnaire.

Avant de présenter sa pensée plus en détail, une courte définition s’impose. L’état stationnaire qualifie une économie dans laquelle la production cesse définitivement de croître. En termes plus modernes, on parlerait plutôt de stagnation. Pour le grand historien de l’histoire de la pensée économique que fut Schumpeter, l’idée d’état stationnaire prend deux sens possibles. Elle est soit une « construction conceptuelle » servant à isoler théoriquement certains phénomènes, soit une « réalité future ». C’est sur cette base que les auteurs classiques sont souvent séparés entre optimistes et pessimistes. Les optimistes, comme Carey, Say ou encore List, ne croient pas à l’état stationnaire. Ils croient le capitalisme capable de créer les conditions nécessaires à son évitement, voire à son dépassement. L’état stationnaire est donc pour eux une construction théorique. Les pessimistes, comme Malthus, Ricardo ou James Mill (le père de John Stuart), le voient comme une réalité future. En simplifiant (parce qu’ils prennent des chemins différents), disons que les pessimistes estiment que la pression démographique et les rendements décroissants de l’agriculture et du travail rendent l’état stationnaire inéluctable.

Cette perspective d’une économie qui cesse de croître, Adam Smith l’envisage d’un point de vue théorique dans La richesse des nations (1776). Smith ne croit pas vraiment à l’avènement de l’état stationnaire, d’une part parce qu’il pense que la division du travail va constamment permettre d’améliorer la productivité, d’autre part parce qu’il ne voit pas de limites naturelles à la croissance. Il écrit à ce propos en parlant des manufactures : « Dans celles-ci, la nature ne fait rien, la main de l’homme fait tout. »

Mais la perspective d’état stationnaire, toute théorique qu’elle soit, l’effrayait malgré tout. Selon lui, c’était bien la croissance économique qui permettait de distinguer les « nations sauvages », contraintes parfois de « détruire leurs enfants, leurs vieillards et leurs malades », des « nations civilisées » qui offraient une amélioration continue des conditions de vie, particulièrement celle des plus pauvres. Cette représentation de l’état stationnaire comme épouvantail est au fond partagée par tous les auteurs classiques, qu’ils soient pessimistes ou optimistes.

On ne peut que souligner l’image extrêmement positive attachée alors à la croissance économique. Sortant les peuples de la misère et améliorant le sort de chacun, la croissance économique apparaît aux auteurs des XVIIIe et XIXe siècles tout à fait désirable. Elle est d’ailleurs souvent associée, voire confondue, avec l’idée de « progrès » dans leurs écrits. Quel contraste avec la perspective actuelle dans laquelle ce sont les dégâts sociaux, environnementaux et même économiques de la croissance qui sont souvent pointés par ses nombreux critiques ! Là où les auteurs classiques voyaient la croissance comme un puissant outil d’amélioration des sociétés humaines, nous la voyons aujourd’hui comme une force aveugle et inquiétante, détruisant les peuples et la nature.

C’est ici que la pensée originale de John Stuart Mill mérite d’être à nouveau visitée. Mill consacre le sixième chapitre du livre IV de ses Principes d’économie politique (1848) à l’état stationnaire. Un peu à l’image de la valse, on peut résumer son raisonnement en trois temps.

D’abord, Mill constate qu’il est dans la nature humaine de s’interroger sur la fin possible d’un « mouvement progressif qui n’est pas naturellement infini ». Immanquablement, on va se poser la question : où allons-nous ainsi ? Il souligne que les économistes n’ont pas manqué de comprendre que « l’accroissement de la richesse n’est pas illimité, qu’à la fin de ce qu’on appelle l’état progressif se trouve l’état stationnaire ». Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, si nous ne l’avons pas encore atteint, c’est que « le but lui-même fuit devant nous ». Heureusement d’ailleurs, souligne-t-il, parce que cette perspective semble vraiment désagréable aux économistes des deux dernières générations, qui n’ont eu de cesse de « placer dans l’état progressif, et dans l’état progressif seulement, tout ce qui est économiquement désirable ».

Pourtant, poursuit-il, et c’est le second temps de son raisonnement, la croyance en une croissance qui améliore constamment le sort des plus défavorisés est largement battue en brèche par divers constats. Il reprend les arguments de Malthus pour souligner qu’une croissance démographique plus rapide que celle des capitaux finit inévitablement par réduire la part de chacun, faisant des plus pauvres les premières victimes. Aussi, ajoute-t-il, « ne puis-je éprouver pour l’état stationnaire des capitaux et de la richesse cette aversion sincère qui se manifeste dans les écrits des économistes de la vieille école ». Et c’est là que sa critique se fait plus féroce : « J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons […] soit la destinée la plus désirable pour l’humanité […]. » Il prend comme exemple les États du centre et du nord de l’Amérique, prospères, dans lesquels pourtant « la vie de tout un sexe est employée à courir après les dollars, et la vie de l’autre à élever des chasseurs de dollars ».

Il n’est pas bon pour l’homme d’être toujours et malgré lui en présence de ses semblables: un monde dans lequel il n’y aurait pas de solitude serait un pauvre idéal. La solitude, c’est-à-dire une certaine mesure d’isolement, est la condition nécessaire de toute profondeur de pensée et de caractère, et la solitude en présence des beautés et de la grandeur de la nature est le berceau de pensées et d’aspirations qui sont non seulement bonnes pour l’individu, mais utiles à la société.

 

Enfin, dans un troisième temps, Mill tire les conclusions logiques de la critique qu’il fait à la signification même de cette course sans fin à la croissance en condamnant avec mordant ce qu’on n’appelait pas encore la société de consommation. Il n’y a guère de raison, écrit-il, de se réjouir que « des individus, déjà plus riches qu’il n’est besoin, doublent la faculté de consommer des choses qui ne leur procurent que peu ou point de plaisir, autrement que comme signe de richesse ». Et pour celles et ceux qui seraient inquiets de voir leur course à la consommation se réduire, il dessine un avenir plus égalitaire, un temps de travail qui diminue, permettant à la population de jouir « d’assez de loisirs du corps et de l’âme pour cultiver librement les arts qui embellissent la vie […] ». Aussi conclut-il ainsi : « j’espère sincèrement pour la postérité qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité ».

Dans cette période de croissance en berne et de retour du confinement, peut-on tirer parti de la vision dessinée par Mill pour interpréter notre quotidien ? Dans le même chapitre, Mill a ces mots étonnants à propos de la façon dont nous pouvons élever nos âmes : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être toujours et malgré lui en présence de ses semblables : un monde dans lequel il n’y aurait pas de solitude serait un pauvre idéal. La solitude, c’est-à-dire une certaine mesure d’isolement, est la condition nécessaire de toute profondeur de pensée et de caractère, et la solitude en présence des beautés et de la grandeur de la nature est le berceau de pensées et d’aspirations qui sont non seulement bonnes pour l’individu, mais utiles à la société. »

Que nous dirait Mill aujourd’hui ? Dans l’immédiat, il serait sans doute fort déçu de voir que, comme les économistes des siècles passés, la plupart des chefs d’État ne voient le salut des nations que dans la croissance. Et pour l’après-crise, il nous suggérerait probablement de réfléchir ensemble à la finalité de notre croissance économique. Convaincu que 150 ans de croissance ont évidemment permis que les inégalités sociales disparaissent et que « les conquêtes faites sur les forces de la nature par l’intelligence et l’énergie des explorateurs scientifiques » sont devenues « la propriété commune de l’espèce et un moyen d’améliorer et d’élever le sort de tous », il nous conseillerait sans doute de profiter du silence, de lire et d’écrire, et de ne pas oublier d’écouter les oiseaux.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com



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