Mort(s) du FLQ

Dans toute son histoire, le FLQ inquiète peu la population québécoise francophone. Même au plus fort de la crise du FLQ, l’opinion publique reste pondérée.
Illustration: Tiffet Dans toute son histoire, le FLQ inquiète peu la population québécoise francophone. Même au plus fort de la crise du FLQ, l’opinion publique reste pondérée.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

En septembre 1972, seulement 3 % des francophones du Québec interrogées lors d’un sondage estimaient que le plus important problème réglé par le gouvernement Trudeau avait été la crise déclenchée par le Front de libération du Québec (FLQ). D’autres sujets préoccupaient bien davantage les Québécois de l’époque, dont, au premier rang, la montée du chômage.

Pour comprendre cette attitude plutôt surprenante quant à ce qui est vu, aujourd’hui, comme l’événement le plus dramatique de la société québécoise dans la deuxième moitié du XXe siècle, il faut retenir plusieurs facteurs. L’un d’eux tient à l’usage de la violence politique.

Contexte international violent

 

Dans les années 1960, les Québécois sont plus que jamais bombardés d’images sanglantes de guerres et de conflits internationaux grâce à l’apparition de médias québécois davantage sensationnalistes. Télé-Métropole est fondée en 1961 ; Le Journal de Montréal est lancé en 1964 ; la télévision couleur fait son apparition en 1966.

Or, quand ils se comparent à ce qui se passe ailleurs, les Québécois ont l’impression que leur coin de pays est, tout bien pesé, un havre de paix.

En particulier, ils sont rassurés par le fait qu’ils se trouvent épargnés par la guerre civile larvée qui empoisonne les États-Unis. Des centaines de confrontations de nature raciale, sociale et politique déchirent alors chaque année la société américaine. De janvier 1969 à avril 1970, on estime à 8200 le nombre d’attentats à la bombe, tentatives d’attentats à la bombe ou menaces d’attentats à la bombe liés à la seule révolte étudiante américaine.

Même si le Québec est le théâtre de nombreux conflits sociaux violents, plusieurs Québécois se consolent de ce que les actions qui le frappent soient moins meurtrières qu’ailleurs. Ainsi, en octobre 1969, au lendemain d’une émeute au centre-ville de Montréal qui a fait pour 200 000 $ de dommages, une douzaine de blessés et un mort, un agent de réclamations prend des airs philosophes et déclare à un journaliste : « Ce n’est pas si grave que ça, il n’y a eu qu’un mort. Le Biafra, le Vietnam, c’est encore bien pire. » Il n’a pas tort : les hostilités au Biafra (1967-1970) causent plus d’un million de victimes…

Le terme même de « Révolution tranquille » rend bien les sentiments qui habitent alors la plupart des Québécois dans les années 1960.

Une violence dirigée

 

Un autre aspect doit être pris en compte pour éclairer cette relative insouciance par rapport à la montée de la violence politique, sinon l’appui qu’elle reçoit de la part de certains militants syndicaux et indépendantistes. Au Québec, cette violence politique n’est pas tournée vers la majorité. Elle est dirigée vers ce qui est perçu comme une minorité aussi opulente qu’arrogante : à savoir l’élite « anglo-saxonne ».

Par exemple, en 1968, le futur felquiste Jacques Lanctôt commence à conduire un taxi pour subvenir aux besoins de sa famille. Faisant la navette entre les quartiers de l’est et ceux de l’ouest, il découvre la fracture sociale au sein de sa propre ville et comprend de visu la nécessité d’entreprendre des réformes sociales et économiques pour changer les rapports de force au sein de sa société.

En juin 1969, dans les pages du Journal du taxi, il déclare : « Le taxi m’a ouvert les yeux ! Il m’a fait connaître ma ville, ceux qui la gouvernent et ceux qui possèdent ($$$$) mon pays, le Québec. Je n’avais jamais vu Westmount, Outremont, Mont-Royal, Côte-Saint-Luc, Hampstead… Maintenant, je sais où se trouvent les vrais ennemis des Québécois, ceux qui ont des millions dans leurs poches, des paquets d’usines, de magasins, de bureaux, de commerces »

Il n’est pas surprenant d’apprendre que ceux qui craignent le moins le FLQ habitent l’est de l’île de Montréal ; ils savent que cette organisation clandestine ne cherche pas à s’en prendre à eux. Ceux qui s’inquiètent le plus du FLQ, ce sont ceux qui organisent entre autres le « coup de la Brink’s » (mettant en scène une supposée fuite des capitaux québécois vers l’Ontario) afin de manipuler l’opinion à quelques jours de l’élection provinciale de 1970…

Pour éclairer le sentiment de relative indifférence ou même de sympathie des Québécois francophones par rapport à la violence politique, donnons une statistique peu connue. Dans les années 1960, alors que le taux moyen de crimes contre la propriété par habitant reste à Montréal en dessous de la moyenne des autres grandes villes canadiennes, le taux des vols de banque et délits connexes se situe bien au-dessus (plus précisément : de trois à quatre fois plus). En 1969, on assiste même à une hausse spectaculaire de 94,3 % du taux de vols de banque ou de Caisse populaire.

Les terroristes québécois surfent sur cette vague de vols à main armée. Une partie de leurs activités consiste en effet en des cambriolages et hold-upafin de financer leur mouvement. Des militants s’excusent de ces crimes en rappelant qu’ils ne possèdent pas, eux, de caisse électorale…

Dans son manifeste d’octobre 1970, le FLQ, tout en se défendant d’être « un Robin des bois des temps modernes », reconnaît qu’il « s’autofinance d’impôts volontaires [sic] prélevés à même les entreprises d’exploitation des ouvriers (banques, compagnies de finance, etc.). » Il dit souhaiter « l’indépendance totale des Québécois, réunis dans une société libre et purgée à jamais de sa clique de requins voraces, les “big boss” patroneux et leurs valets qui ont fait du Québec leur chasse gardée du cheap labor et de l’exploitation sans scrupule ».

L’inacceptable violence

La crise d’Octobre voit se retourner subitement l’opinion québécoise contre les actions felquistes.

L’annonce de l’assassinat de Pierre Laporte, à peine une semaine après son rapt, provoque une commotion dans l’opinion publique. Le FLQ avait fait sept morts dans les années précédentes, mais ces décès n’avaient jamais été planifiés. Ils avaient été présentés au contraire comme autant d’accidents regrettables. Personne n’avait jamais été jusque-là tué de sang-froid. L’« exécution politique » de Laporte change complètement la donne. Ceux qui passaient pour des passionnés de liberté plutôt inoffensifs prennent le visage de dangereux extrémistes.

En outre, le choix d’un homme comme Pierre Laporte paraît difficilement compréhensible. Dans le passé, les cibles des attaques du FLQ étaient à peu près toutes liées à l’establishment « anglo-saxon » (armée canadienne, Bourse, compagnies américaines, ville de Westmount, Université McGill). Laporte est un Québécois francophone. Les tentatives par certains d’en faire un « traître corrompu » lié à la mafia seront d’autant plus fortes qu’on se rend compte du caractère infamant d’une telle cible.

La violence qualitativement nouvelle de la crise d’Octobre, il n’est pas question, pour les Québécois, de la cautionner. Âgés de 19 à 26 ans, les membres de la cellule Chénier responsables de la mort de Laporte sont eux-mêmes bouleversés par ce qu’ils ont fait. Dans Pour en finir avec octobre (1982), écrit avec la collaboration de Bernard Lortie, Jacques et Paul Rose, Francis Simard avoue que, tout de suite après avoir étranglé leur victime :

« Nous avons craqué. Je me suis mis à brailler. J’étais affreusement mal. Nous nous sommes tous mis à brailler. […] Je ne sais pas comment m’exprimer. C’est la première fois que je dis ça. La décision que nous avons prise, c’est que nous l’avons tué. Ce n’est pas du tout un accident. […] Ne me demandez pas comment nous avons fait ça. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je ne veux pas me souvenir. Je ne veux pas y penser. Tout ce que je peux dire c’est que je ne peux croire que j’étais là. Je suis incapable de croire que nous avons fait ça. »

Les Québécois sont, en vaste majorité, tout aussi outrés par cet acte irréparable, horrible. Ils s’en dissocient d’instinct. La mort de Laporte fait ce que les autres morts du FLQ n’avaient pu faire : jeter le discrédit à peu près complet sur la voie terroriste.

Une violence bénigne ?

Dans toute son histoire, le FLQ inquiète peu la population québécoise francophone. Même au plus fort de la crise du FLQ, l’opinion publique reste pondérée.

Certes, dans une allocution radiotélévisée, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau affirme, pour justifier l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre, que céder aux exigences des terroristes aurait ouvert la porte à d’autres exactions : « Demain, la victime aurait été un gérant de Caisse populaire, un fermier, un enfant. »

Mais, selon un sondage daté de mai 1971, plus de Québécois, pendant ces heures tragiques, se sont sentis menacés d’arrestation par la police ou l’armée (près de 40 %) que d’enlèvement par le FLQ (25 %).

Les répondants à ce sondage avaient raison : bien plus tard, l’ex-ministre Jean Marchand avouera que le gouvernement fédéral avait « mobilisé un canon pour tuer une mouche ».

Cependant, si le FLQ n’est pas craint au Québec, ce n’est pas seulement qu’il réunit une poignée de militants endurcis et n’a jamais constitué une force capable d’entreprendre une insurrection armée. C’est aussi que, jusqu’à la crise d’Octobre, son usage de la violence semble mesuré aux yeux de bien des gens : cet usage est relativement bénin à l’échelle internationale et il vise une minorité honnie. Si on condamne viscéralement l’assassinat de Laporte, on se montre généralement compréhensif pour le reste.

Pour nous contemporains, il y a là une posture peu banale. Aujourd’hui, 50 ans plus tard, qui oserait dire après l’explosion d’une bombe dans une usine en grève ou une émeute ayant causé un mort : « Ce n’est pas si grave que ça. La Syrie, le Soudan, c’est bien pire » ?

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