Une occasion pour l’ouverture des possibles

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Au potager, c’est le temps des récoltes et nombreux sont les jardiniers amateurs qui, animés des plus belles espérances, ont aménagé cet été un coin de terrasse pour faire leur « retour à la terre ». Les tomates mûrissantes s’alignent sur le rebord des fenêtres, les tiroirs à légumes débordent et l’on redécouvre avec délice l’alchimie savoureuse des marinades et potages maison ! Rien à voir avec le goût amer des vieilles recettes politiques qu’on s’apprête à nous servir en toute hâte au nom d’un impératif : la reprise économique. Vivement le retour à la vie « normale » telle qu’on la connaissait avant ces temps improbables que nous vivons. Les coffres sont vides ? Qu’à cela ne tienne : investissons massivement dans les projets d’infrastructure, les combustibles fossiles, sabrons les processus d’appels d’offres et les évaluations environnementales. Innovons, tiens, en attirant les grandes industries pharmaceutiques, celles qui nous garderont suffisamment en santé pour travailler à notre perte et assister, pantois, aux grandes catastrophes naturelles qui nous guettent… La musique déraille cependant qu’on en augmente le volume, les manèges sont décatis et craquent de toutes parts alors qu’on veut en accélérer le mouvement. Pourtant, nous prévenait déjà en 2002 Pierre Vadeboncœur (1920-2010) en dénonçant nos modes de vie délétères : « C’est le fond des choses et la vie terrestre qui sont en jeu […] » (La justice en tant que projectile). Obnubilés par la crise sanitaire et impatients d’en finir, réussirons-nous à penser un après-COVID qui soit autre chose qu’un retour à la foire aux malheurs ? Saurons-nous cultiver de nouveaux rapports au monde ?
Pour cela, il nous faut revenir sur cette foire, comme nous y invite le grand essayiste : « […] par la conscience, par la critique, le refus, l’interrogation, la culture, la foi, l’histoire, la méditation, la philosophie » (L’humanité improvisée). Que cesse un instant le bruit et que nous prenions le pouls de la vie, la nôtre mais également celle plus vaste dont nous procédons et dont nous dépendons. Il apparaîtra dès lors insensé de persévérer dans cette voie mortifère. Avec une docilité stupéfiante, les gouvernements et les populations ont suivi les directives — par moments contradictoires — d’experts recommandant d’agir comme ceci et comme cela en temps de pandémie, alors qu’ils restent sourds depuis des années aux imprécations des milliers de scientifiques parlant d’une seule voix pour déclarer, bien avant l’urgence sanitaire, l’urgence climatique… Comment Vadeboncœur expliquerait-il qu’étant à la croisée des chemins, informés du désastre écologique imminent, nous tardions à donner une forme conséquente à nos décisions communes ?
« Ainsi donc, la conscience, de plus en plus dirigée sur l’événement […] développe un intérêt envahissant pour le fait plutôt que pour le sens » (L’humanité improvisée). Or, nous n’avons aucune prise sur cela qui se passe et qui passe sans qu’on le pense. Tout au plus cela occupe l’esprit, exactement comme un territoire l’est en temps de guerre. Pierre Vadeboncœur refusera, sa vie durant, ce genre de défection de la conscience. Penseur engagé, écrivain à la plume fervente et incisive, il luttera pendant près de 25 ans pour la justice sociale et les droits des ouvriers, démystifiant et récusant tous les impérialismes (politiques autant qu’idéologiques), il exhortera à retrouver un penser libre et à se plier aux exigences de cette liberté au risque, sinon, d’être happés par l’immédiateté. En effet, l’esprit d’actualité « […] équivaut probablement à un système de continuelle évacuation de la réalité. Il effleure le présent et passe pareillement à ce qui le suit immédiatement… » (L’humanité improvisée), cependant qu’on aurait tort de confondre le succédané de culture qui en résulte avec une culture authentique. Sans cette dernière pourtant, le monde se disloque et le présent est liquidé.
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Les anciens textes du Devoir de philoLa pensée de Vadeboncœur se révèle donc, dans le contexte actuel, d’une pertinence inouïe : en témoin attentif des mutations profondes secouant notre époque, il ose sonder l’âme du peuple, dégager les lignes de force et les lignes de faille de notre culture. Or, c’est à cette profondeur-là que les choses sont nouées, à ce niveau également que le meilleur peut encore advenir.
« Interroger notre âme », nous dirait sans doute l’essayiste, nous fera prendre conscience que le désastre environnemental actuel est l’immense symptôme d’une crise spirituelle, c’est-à-dire qu’il est essentiellement le fait de la « déperdition du sens » dans notre civilisation… En effet, ce sont nos systèmes de représentation du monde — composés de valeurs, de croyances, de principes et d’idéaux — qui définissent nos manières de vivre individuelles et collectives. Ils forment ultimement les cultures qui nourrissent ou affament l’humanité en l’homme par les liens sociaux qu’elles tissent, les échanges qu’elles façonnent, les volontés collectives qu’elles animent et les rapports à la nature qu’elles orientent.
Or, nous nous sommes acharnés, explique-t-il, à déconstruire tous les paris de sens des générations précédentes, poussant le zèle jusqu’à rendre illégitime toute tentative de donner du sens ! Nous avons bouté dehors les dieux, les institutions et les modèles qui châtraient notre liberté. Fort bien. Il fallait ces luttes visant notre affranchissement collectif. Grâce à elles l’espace s’est élargi, pour un temps du moins… En effet, enivrés de cette « licence absolue » que nous nous sommes donnée et refusant toute balise, nous nous sommes placés à la merci de mille petits maîtres d’autant plus puissants que nous avons consenti avec empressement aux servitudes qu’ils nous proposaient. Nous avons empli les esprits de préoccupations futiles, morcelé les identités collectives, développé le culte de l’ego, remplacé les dieux par les idoles, la mémoire par les modes, les principes par les recommandations des influenceurs… Fascinés par les choses et « dépossédés de nous-mêmes » en elles, nous peinons désormais à faire les choix collectifs qui s’imposent. « Il n’y a plus guère de modèle d’homme ; et, par suite, l’homme sans hauteur devient son propre modèle […] » (Les deux royaumes). Sans rien qui ne nous fonde ni ne nous élève, nous sommes moralement anesthésiés, tétanisés devant les défis colossaux auxquels nous faisons face maintenant.

Toutefois, la nécessité — 5 degrés de plus d’ici la fin du siècle, disparition des espèces, réchauffement des océans, souffrances terribles pour l’humanité, coûts astronomiques de l’inaction — est mère de l’invention. Les solutions ? Elles sont là et nous sont connues : revitalisation des économies et solidarités locales, décroissance, diversification agricole, transition énergétique, réappropriation populaire des démocraties et du droit afin que la politique ne soit plus à la solde de l’industrie et des financiers. Parce qu’il est évident que les beaux jours de la foire sont révolus et que nous n’avons plus le temps pour les compromis timides ménageant la puissance des puissants. Cinq cent mille personnes marchaient dans les rues de Montréal l’an dernier afin de réclamer autre chose ; le contexte post-COVID aidant, même le FMI, l’ONU, l’OCDE et de nombreuses banques centrales plaident maintenant pour une relance verte… Vadeboncœur, à l’aube de la Révolution tranquille, appelait des changements similaires : « Pour la première fois, un ensemble important d’individus sont orientés chez nous vers l’inconnu. […] Ils ne demandent pas simplement des réformes, ils ne font pas simplement une politique : tout leur être se consacre à une œuvre qu’ils ne connaîtront pas avant de l’avoir dégagée » (La ligne du risque).
« Il y a là un phénomène irréversible parce que les situations le sont. À l’époque où tout était pour nous immobile, nous pouvions durer par l’immobilité, mais nous ne le pourrons désormais que par le mouvement. » En 1963, Vadeboncœur nous invitait à passer la ligne du risque, à décoloniser notre imaginaire afin de penser des solutions audacieuses. L’hégémonie du consumérisme, grande finalité du capitalisme néolibéral, n’a jamais rien eu de fatal ou de nécessaire ; elle n’est qu’une façon parmi d’autres d’organiser entre nous les échanges. Or, il est évident que ce modèle — tout jeune historiquement — est devenu profondément pervers et qu’il faut un basculement : « La prospérité capitaliste est nécessairement une excroissance. De manière nécessairement illégitime, elle tire son grand avantage de la substance de l’univers, comme un cancer » (La justice en tant que projectile). Nous ne parviendrons pas à faire ployer le réel afin qu’il se soumette à nos exigences de grands délirants. Impossible pour lui de fournir indéfiniment les ressources qui satisferont des désirs qui n’ont aucune légitimité et qui s’inscrivent en porte-à-faux avec ce que nous savons de l’état du monde… En porte-à-faux également avec ce qu’il y a d’humain en l’homme. C’est donc à nous de changer.
Après la foire aux malheurs, un rêve éveillé maintenant ? Oui, à condition de rompre avec les systèmes de déprédation actuels, d’aimer plus profondément et plus loin que soi, d’organiser ensemble nos sociétés afin qu’elles soient plus humaines et donc plus dignes de nous, bref, à condition d’« […] orienter le monde vers la conscience de ce qu’il peut accomplir » (La ligne du risque). Maintes fois par le passé, des civilisations ont eu le courage de revoir leurs assises ; à l’instant même, des collectivités ouvrent la voie à des modes de vie solidaires. Car nous ne sauverons pas la nature sans reconnaître que les liens spirituels invisibles qui nous unissent forment aussi des écosystèmes dont l’équilibre est essentiel à celui de la Vie elle-même. Quant aux détracteurs objectant que tout cela est irréaliste, il faudra leur rappeler, à l’instar de Pierre Vadeboncœur, que l’histoire n’est pas une fatalité mais s’ouvre sur des possibles. Qu’être réaliste, c’est prendre la juste mesure du réel et mobiliser le meilleur de ce que nous sommes, animés par la conviction que l’humain et la plus haute part de celui-ci relèvent de l’inconnu.
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