Le destin des maladies infectieuses

La pensée du médecin Charles Nicolle (1866-1936) mérite une attention renouvelée. Confrontés à la pandémie actuelle, nous mesurons à quel point nous n’avons toujours pas tiré les conséquences d’une vision écologique des maladies infectieuses dont Nicolle a été l’un des promoteurs pour organiser nos sociétés, bien au contraire.
Illustration: Tiffet La pensée du médecin Charles Nicolle (1866-1936) mérite une attention renouvelée. Confrontés à la pandémie actuelle, nous mesurons à quel point nous n’avons toujours pas tiré les conséquences d’une vision écologique des maladies infectieuses dont Nicolle a été l’un des promoteurs pour organiser nos sociétés, bien au contraire.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

La pandémie de COVID-19 a forcé les gouvernements à adopter des mesures inhabituelles pour endiguer le fléau : confinement, distanciation sociale, retour des frontières, fermeture des commerces. Ces mesures bouleversent le quotidien de millions d’individus à travers le monde.

Si la complexité de la future sortie de crise ne semble plus faire de doute, elle sera aussi, comme l’écrit l’historien Alexandre Klein, « l’occasion d’inventer une nouvelle vie » une fois que nous serons débarrassés de ce virus. Mais cette crise sanitaire, sociale et politique qui survient à un siècle de distance de la pandémie de grippe espagnole appelle aussi à situer l’émergence de ce nouvel agent viral dans une perspective biohistorique plus large.

Dans ce contexte, la pensée du médecin Charles Nicolle (1866-1936) mérite une attention renouvelée. Confrontés à la pandémie actuelle, nous mesurons à quel point nous n’avons toujours pas tiré les conséquences d’une vision écologique des maladies infectieuses dont Nicolle a été l’un des promoteurs pour organiser nos sociétés, bien au contraire. Fils d’un médecin naturaliste, Nicolle poursuit d’abord des études de médecine à Rouen, puis à l’Institut Pasteur à Paris, où il suit les cours d’Élie Metchnikoff et d’Émile Roux.

Son diplôme en poche, il travaille dans un laboratoire de bactériologie à Rouen, un poste qui ne le satisfait guère. En 1902, il s’embarque pour la Tunisie afin de prendre la direction du nouvel Institut Pasteur d’outre-mer (qui n’existe alors que sur papier) et rêve de devenir « l’empereur de la Méditerranée ». Trois décennies plus tard, il est récompensé du prix Nobel (1928) pour ses recherches sur le typhus, dont il montre la transmission par le pou. Nommé professeur au Collège de France en 1932, il livre ses réflexions sur la naissance, la vie et la mort des épidémies dans Destin des maladies infectieuses (1933).

Stratégies

 

Pour Charles Nicolle, la maladie infectieuse revêt trois « modes d’existence » étroitement imbriqués : individuel, collectif et historique. Si elle a un début et une fin chez la personne souffrante (individuel), la trajectoire historique de la maladie épidémique (historique) ne se comprend qu’à la lumière de la dynamique des populations et de l’environnement social et culturel où elle circule (collectif). L’enjeu de « l’immunité collective » apporte aujourd’hui une lumière nouvelle sur la complexité de ces rapports.

Au Royaume-Uni, la politique du « laisser-faire » a été jugée inacceptable en raison du risque qu’elle fait courir aux personnes âgées et aux malades en exposant indistinctement l’ensemble de la population au nouveau coronavirus ; si la stratégie de « l’endiguement » pratiquée par la Chine, la Corée du Sud et Taiwan permet d’isoler les individus (par le confinement ou le dépistage massif) et d’éviter une exposition au virus en circulation, l’absence d’immunité collective les rend plus fragiles face à un éventuel retour violent de l’épidémie, une fois les mesures de confinement relâchées ; enfin, la stratégie de « l’atténuation » adoptée principalement en Europe continentale mise sur des mesures d’isolement, mais aussi sur une diffusion progressive du virus au sein de la population en vue d’atteindre, à terme, une forme d’immunité collective et d’ainsi freiner l’épidémie de coronavirus.

Chaque épidémie (ou pandémie) soulève l’antique question de la « nouveauté » du mal qui frappe une société et réactive la crainte de voir ressurgir des maladies que l’on croyait autrefois éteintes. Les maladies « ont-elles toujours existé ? En est-il apparu qui fussent inconnues jusqu’à un moment donné de l’histoire ? Peut-il apparaître des maladies infectieuses nouvelles » ? Nicolle reste prudent quant à la réponse à apporter à ces questions qu’il soulève. Si l’histoire autorise à concevoir l’apparition de certains fléaux comme la peste, la variole et la syphilis (ou leur disparition, comme la « suette anglaise »),le syntagme « maladie nouvelle » reste ambigu : nouvelle pour une population ou une espèce qui n’avait pas eu de contact avec tel micro-organisme ou absolument inédite ?

Nicolle croit au pouvoir de la démarche expérimentale pour influer sur l’histoire des maladies : en diminuant la virulence des microbes, le scientifique peut fabriquer un vaccin, mais en l’exaltant, il peut étendre « le domaine des maladies infectieuses » à des espèces qui ne les contractent pas naturellement. L’introduction en Australie de la myxomatose pour contrôler la population de lapins n’ayant jamais croisé la route de ce virus le démontrera… En raison des capacités d’adaptation et d’évolution des espèces microbiennes, « il y aura […] des maladies nouvelles. C’est un fait fatal ».

Naturaliste de terrain

 

Nicolle et ses collaborateurs à Tunis ne se limitent pas à l’identification de nouveaux agents pathogènes. Plus originalement pour l’époque, leurs recherches racontent de manière vivante l’histoire naturelle des microbes dans leurs différents milieux. Entouré de ses collaborateurs, Nicolle décrit le mode d’action du parasite dans la nature comme chez l’être humain. C’est dans cet esprit de naturaliste de terrain qu’il aborde l’étude du « bouton d’Orient » (leishmaniose) et le cycle de vie singulier des bactéries (spirochètes) responsables de la « fièvre récurrente », une maladie endémique.

Quelques années avant le déclenchement de la Grande Guerre, il montre qu’une fois l’individu débarrassé de ses vêtements et des parasites porteurs du germe du typhus, le pou, « la contagion s’arrête à la porte de l’hôpital ». À la suite de la pandémie de 1918-1919, l’autorité de la bactériologie semble vaciller : les scientifiques n’ont-ils pas échoué à identifier l’agent causal et à prévenir la propagation de la maladie ? Dès octobre 1918, Nicolle oppose aux tenants de la théorie bactérienne l’hypothèse d’un virus filtrant. Mais tandis que cette grippe devient une affaire d’État, la controverse entre les deux camps reste vive et la difficulté à produire un vaccin efficace n’arrange rien.

En introduisant l’histoire naturelle dans la recherche épidémiologique, Nicolle rompt avec la tradition qui plaçait l’être humain au centre du monde vivant et modifie, ce faisant, la compréhension que nous avions de notre rapport au reste de la nature. Dans le cycle millénaire des maladies infectieuses, les êtres humains s’avèrent le plus souvent pour le parasite n’être que des accidents de parcours, voire des « impasses » sur le plan de l’évolution. Or, par nos actions, les contacts que nous établissons avec les milieux sur l’ensemble de la planète bousculent des équilibres écologiques et permettent le passage de germes d’espèces animales à l’homme (zoonoses).

C’est ainsi, entre autres, que naissent de nouvelles pathologies infectieuses qualifiées d’émergentes (et ré-émergentes). La maladie de Lyme offre une illustration récente de ce phénomène : sa diffusion rapide en Amérique du Nord a résulté de la déforestation à grande échelle et de l’agriculture intensive qui, conduisant les populations toujours plus près des forêts, ont favorisé la transmission de la maladie par les tiques. La transmission du coronavirus à l’homme par cet hôte intermédiaire qu’est le pangolin serait un exemple du même type : si le rôle de ce mammifère dans l’émergence de la pandémie actuelle reste encore à établir, la consommation d’animaux sauvages, exacerbée par le commerce illégal, multiplie les risques de zoonoses.

Réservoirs

 

C’est aussi grâce aux « réservoirs » que constituent les populations humaines et animales que la maladie infectieuse se multiplie et subsiste, tapie dans l’ombre entre les périodes d’épidémie. Nicolle a avancé la distinction entre les infections latentes où s’établit une relation d’équilibre durable entre l’hôte et le pathogène (les « porteurs sains » déjà décrits par Robert Koch) et des infections inapparentes où l’état infectieux se déroule à l’abri du regard médical.

Pour la santé publique, de tels cas inapparents sont significatifs, selon Nicolle, car ils « font la chaîne d’une saison à l’autre et permettent la reprise des épidémies ». Dans le contexte pandémique actuel, on ignore la proportion de formes asymptomatiques, mais elles ne sont sans doute pas sans incidence sur la transmission du virus, et ce, même si la découverte de porteurs sains est moins probable pour une infection respiratoire.

Les deux décennies ayant suivi le décès de Nicolle ont été marquées par l’avènement de l’utilisation et de la commercialisation des antibiotiques et des vaccins à grande échelle comme par l’amélioration de la salubrité et des conditions de vie. Dans la période d’après-guerre, on a parfois estimé que la recherche médicale sur les micro-organismes n’était plus aussi nécessaire et que l’état actuel de la connaissance suffirait à contenir les infections à venir.

Encore en 1972, les microbiologistes Frank Macfarlane Burnet et David O. White entrevoyaient l’avenir des maladies infectieuses comme « très ennuyeux » : la conquête des maladies infectieuses semblait à portée de main ! Du VIH à la pandémie actuelle de coronavirus en passant par les fièvres d’Ebola et du SRAS, la liste de pathologies émergentes s’allonge et offre un démenti sévère à cet optimisme thérapeutique, tout en montrant la nécessité de repenser notre rapport à la nature et au monde dont la présente crise dévoile chaque jour un peu plus la fragilité.

Et pourtant, toute nouvelle épidémie est l’occasion de redécouvrir, presque rituellement et non sans étonnement, la pensée de Charles Nicolle. Sa réflexion sur les modes d’existence de la maladie reste porteuse d’un message dont on mesure encore mal la portée près d’un siècle plus tard : les maladies ont une histoire. L’idée « qu’il y aura des maladies nouvelles » n’a rien perdu de sa pertinence ni de son actualité. Pas plus que la leçon de solidarité qui clôt sa réflexion : « L’histoire de notre science […] prouve que nos acquisitions sur les maladies, sur la mort ne sont point l’œuvre d’une nation, mais de l’ensemble des savants de tous les pays à tous les âges. »

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