L’intelligence artificielle ou l’aboutissement de la technique moderne

Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuellement une version abrégée du texte gagnant du concours Philosopher qui se tient dans le réseau collégial. Pour l’édition 2019, la question était « Comment vivre avec l’intelligence artificielle ? ».
La légende du Grand Inquisiteur chez Dostoïevski a marqué les annales de la littérature mondiale. Des générations de lecteurs furent sidérées par le récit qu’Ivan, sous les vapeurs capiteuses de l’alcool, propose à son frère Aliocha. Que dit-il en somme ? Eh bien, que la liberté n’est autre chose qu’un fardeau insoutenable. Voilà pourquoi l’humain cherche sempiternellement à s’en dessaisir ; l’obéissance sied plus au commun des mortels, car elle lui évite d’être responsable. D’où la pléthore d’idoles qui pullulent dans l’Histoire censées, souvent symboliquement, d’indiquer la bonne voie à suivre. Or ces idoles, que ce soit des veaux d’or ou des déités transcendantes, s’accompagnent d’une caste — l’élite religieuse — dont la fonction est d’énoncer la vérité. De la Pythie, messagère d’Apollon aux oracles sibyllins, aux ecclésiastiques, interprètes de la vie du Christ, cette caste a pris sur ses épaules la charge de la liberté humaine.
Ainsi, partout et de tout temps, il y a eu ce tropisme humain, trop humain, de s’aliéner ce qui nous constitue foncièrement : notre libre arbitre. Cette constante a pris de multiples visages au gré des époques et nous sommes à l’orée d’une nouvelle ère : celle où nos artefacts deviendront ces puissances alèthéiques — rôle qui, jusque-là, était réservé à un groupe d’initiés. L’intelligence artificielle (IA) est vouée à prendre ce relais. Promise à investir tous les domaines, cette technologie est la nouvelle modalité de notre servitude volontaire.

Succédané à l’élite religieuse, l’IA est ce dispositif alèthéique — du grecalètheia, c’est-à-dire la « vérité » — appelé à instaurer un nouveau régime de vérité. Précisons : vérité, et non exactitude. Car l’exactitude repose sur la justesse d’une équation, d’un énoncé, en restituant « un état objectif », alors que la vérité suppose une action correspondante. Elle possède un caractère performatif. L’âge dans lequel nous entrons de plain-pied — ce nouveau régime de vérité — se décline en cinq propriétés : son omniprésence, son origine unique — exit l’appréhension plurielle des choses —, son instantanéité, son esprit utilitariste et sa transcendance. Omniprésence puisque l’IA, à la source de l’alètheia algorithmique — tel que Sadin, dans L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, a baptisé ce régime de vérité inédit —, est une technologie de l’intégral, c’est-à-dire qu’elle s’immiscera dans toutes les sphères d’activités humaines. Origine unique puisque c’est l’IA, seule, qui proférera la vérité. Instantanéité puisque la vitesse de traitement des données est quasi infinie pour un système dit « intelligent » ; ce qui de facto exclut l’examen humain, le temps de réflexion, la cogitation, etc. Esprit utilitariste puisque la visée essentielle de l’IA (son télos) est l’optimisation des choses humaines ; l’IA applique la logique du rasoir d’Occam — l’économie de principes, de ressources — afin d’arriver au meilleur résultat, au résultat le plus utile. Transcendance puisque les dispositifs à la base de l’alètheia algorithmique sont dotés d’une autorité sur l’individu lambda — du fait de leur expertise — qui dissipe tout écart. Et, chose inouïe : le régime de vérité algorithmique, a contrario des régimes de vérité qui l’ont précédé — s’imposant par coercition ou par séduction —, s’est implanté à partir de l’évidence. Évidence de la supériorité de la machine sur l’humain.
Or, la foi en ces systèmes « intelligents » s’accompagne d’une dévaluation de l’humain. L’expertise de l’IA qui analyse, évalue, organise, etc., afin d’assurer une marche hyper fluidifiée du cours des choses supplante l’expertise humaine, car cette dernière laisse place à l’hésitation, à l’erreur, bref au désordre. C’est à l’entropie — tendance inhérente aux choses humaines, voire vivantes, voire naturelles, à la désorganisation — que s’attaque l’IA ; d’où, pour parler comme Schrödinger, l’expression de technologie néguentropique. Le phantasme cybernétique — soit la disparition de toute inertie, de toute entropie — est donc à portée de main. « Hourra ! » crieront les uns. « Haro ! » crieront les autres.
Martin Heidegger s’est attaché à la question de la technique. Ses analyses reposent sur une recherche « essentiale » de la technique et non pas sur la pluralité de ses manifestations. Heideggerdistingue, à l’instar du « On », technique moderne et technique artisanale. Cette dernière est un dévoilement sur le mode de la pro-duction — au sens où l’artisan fait apparaître quelque chose contenu en puissance dans le réel — tandis que son pendant, la technique moderne, est un dévoilement sur le mode de la pro-vocation — au sens où le réel est totalement mobilisé pour en extraire tout le suc.
C’est l’arraisonnement (« Gestell ») qui constitue l’essence de la technique moderne : le réel est ar-raisonné, c’est-à-dire que la technique « l’arrête et l’inspecte, […] l[e] mettant au régime de la raison, qui exige de toute chose qu’elle rende raison, qu’elle donne sa raison ». Toute réalité — y compris celle humaine — se dévoile donc comme fonds (« Bestand ») dont il faut puiser, avec violence, l’énergie. L’écorce terrestre est un bassin houiller, le sol est un entrepôt de minerais et l’humain est une ressource humaine . Voilà comment se dévoile la nature pour la technique moderne — et a fortiori pour le technicien. L’IA est le moment paroxystique de cet esprit technicien. Elle est la réalisation la plus aboutie dans une logique de rationalité instrumentale. Et ce, parce qu’elle est l’ultime étape de l’« oubli de l’être » — qui a commencé avec la métaphysique chez les Anciens et se parachève avec la réalisation du phantasme cybernétique. Avec l’IA, le réel n’est plus que mise à disposition — il n’est plus réfractaire, n’offre plus de résistance ; il n’est plus réel, mais se présente sous un double.
Par conséquent, l’IA scelle le triomphede la raison instrumentale extrême. Sacrifié à des fins qui le dépassent — entre autres le marché —, l’humain n’est plus qu’une variable au sein d’une mégamachine manoeuvrée par l’IA. Il y a obsolescence de l’homme, c’est-à-dire que l’impératif kantien de traiter l’humain « comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen », se trouve bafoué ; la figure humaine est une pièce mécanique potentiellement amovible qui n’a de valeur que parce qu’elle s’intègre au Tout. En fait, cette situation n’est pas nouvelle. Depuis l’implantation du capitalisme industriel à la fin du XVIIIe siècle, l’humain n’est qu’une variable qui doit se plier aux impératifs de l’industrie. La nouveauté avec la dissémination des systèmes « intelligents » n’est pas tant l’évincement global de l’humain au profit de mécanismes automatisés que l’érection de ces derniers en parangons. Cette nouveauté enjoint donc à l’humain d’égaler, voire de surpasser, l’efficacité de la machine s’il veut conserver sa position. S’installe une comparatologie intégrale, comme le signale Sadin, où l’artefact devient le point de référence.
Ainsi, avec l’intelligence artificielle apparaît la nécessité de repenser notre ontologie. En l’occurrence, la place que nous occupons dans le monde, notre statut, nos pouvoirs, nos droits, etc., et ce, à l’aune de nos artefacts. L’existant se laisse déterminer par des dispositifs qu’il a lui-même créés : les sphères d’activités humaines (politique, économie, morale…) sont soumises à la loi de la technique. C’est inédit ! Non pas tant parce que la technique détermine l’humain — l’exemple de Platon sur l’écriture comme atrophiant la mémoire intérieure au profit d’une mémoire extérieure est déjà éloquent quant à l’influence des techniques sur l’humain — mais davantage parce qu’elle le détermine intégralement. La technique moderne — dont résulte l’IA — est la cadence, le modèle et l’horizon qu’il faut suivre. Alors que le projet moderne était, par le truchement de la technique, de se rendre « maîtres et possesseurs de la nature » ; la technique, ironiquement, se pose désormais comme le maître — et l’humain devient de facto l’esclave. Il n’est plus possible de penser l’humain en dehors de son rapport à la technique ; l’existant est enchaîné à ce qu’il croyait être son moyen d’émancipation. Et l’IA, parce qu’elle incarne le sommet de l’esprit technicien, est la négation même de l’autonomie humaine.
Qu’est-ce que l’IA ? Une techno-idéologie, surtout, animée par une raison instrumentale extrême dont le propre est de nier l’humain et le réel. L’IA n’est, au fond, que la quintessence de la technique moderne. Le don de Prométhée, censé libérer les humains, s’est inversé en danger éminent avec la technique moderne — et ses plus récentes créations (notamment l’IA). Heidegger avait ce mot pour la technique moderne : « Gelassenheit » (sérénité). Tout en disant non au monde technique, il disait oui. Car il faut accepter, en un sens, le mode de dévoilement de la technique moderne — l’arraisonnement — tout en refusant qu’il se présente comme exclusif — à l’instar d’aujourd’hui. Gelassenheit, donc.
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