«Joker» comme une perversion de l’idéal révolutionnaire

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Un visionnement du film Joker suffira à s’en convaincre : quelque chose ne tourne pas rond chez nos voisins du Sud. L’histoire d’Arthur Fleck, un clown triste qui deviendra peu à peu le criminel que nous connaissons, n’est pas juste un récit fantaisiste se déroulant dans un monde fictif. Au coeur du récit du Joker, c’est le portrait d’une Amérique des années 1980 profondément divisée qui apparaît. Différents marqueurs sociaux sont utilisés pour nous faire saisir l’ampleur de la guerre culturelle et économique qui s’annonce : pauvreté, exclusion, solitude et criminalité. Cette guerre culturelle est le résultat d’une polarisation entre conservateurs et progressistes qui s’installera à partir de la révolution culturelle des années 1960 jusqu’à nos jours. De l’immigrant illégal au chômeur pathologique, ce clivage culturel se déploie souvent sur la base d’un discours politique plus ou moins explicite quant au traitement des exclus du système capitaliste.

Entre Arthur Fleck et le Joker, on nous raconte le récit d’une précarisation mentale. Celle d’un clown qui perdra son emploi et qui commettra par la suite une série de meurtres qui seront interprétés comme un mouvement de révolte contre les mieux nantis. La trame narrative du film place le protagoniste dans cette classe sociale un peu fourre-tout que Karl Marx (1818-1883) nommait le « lumpenprolétariat ». Loin d’être une thématique secondaire dans le registre marxiste, la place du lumpenprolétariat comme sujet révolutionnaire s’inscrit dans une querelle en bonne et due forme entre Marx et ses héritiers. Doit-on encourager le lumpenprolétariat, cette classe sociale composée entre autres de criminels, de mendiants et de parias, à recourir à la violence afin de provoquer une rupture sauvage avec le système capitaliste ? Plus spécifiquement, qui inciterait Arthur Fleck, victime du capitalisme américain, à rompre avec le système qui l’opprime en devenant le Joker ? Pour bien répondre à cette question, un détour par l’histoire sociale des États-Unis s’impose.
Polarisation politique
Les années 1950 étaient aux États-Unis une sorte d’âge d’or fondé sur l’élargissement de la classe moyenne. Les Trentes Glorieuses, période d’expansion économique s’échelonnant de 1945 à 1975, portaient une paix sociale dont l’envers était un certain conformisme. Si, à l’échelle microscopique, plusieurs changements sociaux étaient déjà annoncés, tout cela était plutôt caché à l’échelle macro, où on voyait essentiellement un consensus bien installé autour de la société de consommation. L’American way of life était devenu une culture de masse standardisée qui suscitera chez la jeunesse un goût pour les modes de vie alternatifs. De la beat generation au mouvement hippie, la jeunesse américaine tentait de « réenchanter » un monde moderne perçu comme étant conformiste, froid et calculateur. C’est ainsi qu’on voyait chez les hippies l’émergence d’un mouvement écologiste, égalitariste et libertaire.
Au milieu des années 1960, la liberté sexuelle, la prolifération des communes hippies, l’usage de différentes drogues et la contestation de la guerre du Vietnam sonneront le début d’une guerre culturelle entre conservateurs et progressistes qui subsiste encore aujourd’hui. La polarisation forcera le passage de la figure apolitique du hippie, à la figure du yippie centrée sur le militantisme politique. Le yippie, ce « hippie radicalisé », devenait un militant qui affirmerait politiquement ses valeurs en transgressant celles de l’Amérique puritaine et conservatrice. Plus qu’une guerre culturelle, la fin des années 1960 et le début des années 1970 se joueront sur une ambiance de « guérilla urbaine », de « guerre contre les drogues » prenant des allures de répression politique menée par les autorités.
Survivalisme néolibéral
Au plus fort de cette « guérilla urbaine », des groupes armés comme le Weather Underground et les Black Panthers prônaient l’usage de la violence pour répondre à la répression policière. Contre de tels groupes, les autorités déploieront le programme COINTELPRO (1956-1971), un programme de contre-espionnage du FBI qui aurait commandé différents assassinats de citoyens américains issus de groupes dissidents. Pour ajouter à la polarisation ambiante, Charles Manson, fondateur charismatique d’une commune hippie, commandera en 1969 une série de meurtres exécutés par des membres de sa commune sous l’influence du LSD. Cet épisode largement médiatisé provoquera une hystérie collective dans la population américaine qui discréditera pour longtemps le mouvement hippie.
À (re)lire
Les anciens textes du Devoir de philoAu milieu des années 1970, la récession économique frappe les États-Unis. Le scandale du Watergate relié au président Richard Nixon provoque une crise de confiance dans l’opinion publique américaine. L’élection de Jimmy Carter à la présidence en 1976 annonce déjà le programme de la décennie suivante : austérité fiscale, poursuite de la guerre contre les drogues et désaveu de la population américaine envers ses institutions politiques. En 1980, Ronald Reagan, l’homme fort des républicains, est élu à la tête du pays. Reagan profitera à la fois de la récession économique et du cynisme envers la classe politique pour couper dans les politiques sociales. Au menu : réduction des impôts (surtout chez les plus riches), coupes des subventions fédérales pour les soins médicaux aux plus démunis (Medicaid), coupes dans les allocations aux chômeurs, augmentation fulgurante du budget de la défense et du budget alloué à la guerre contre les drogues.
Avec Reagan, le clivage culturel se double d’un clivage économique fondé sur le discours moralisateur de « la loi et l’ordre », de l’absence d’alternative et du bon gouvernement : celui qui coupe dans les dépenses sociales pour investir dans le domaine pénal et militaire. La politique de Reagan propulse les États-Unis dans une ère de survivalisme néolibéral fondé sur le darwinisme social (la survie des plus aptes) et la perception de vivre dans un environnement social prédateur où « l’homme est un loup pour l’homme », selon la formule de Thomas Hobbes.
Éthique révolutionnaire
Dans un tel contexte, peut-on compter sur le Joker, figure radicalisée du lumpenprolétariat, pour mener une révolution contre le système capitaliste ? Du côté de Marx, la réponse est sans appel : « Le lumpenprolétariat […] peut se retrouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne ; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction ». Ainsi, pour Marx, le lumpenprolétariat est non seulement un produit du système capitaliste, mais aussi une condition de son maintien. Si Marx refusera toujours d’élaborer une distinction franche entre le prolétariat et le lumpenprolétariat, il semble que la distinction repose davantage sur l’adhésion à une éthique révolutionnaire. Cette éthique révolutionnaire strictement marxienne refuserait donc de recourir au lumpenprolétariat car sa précarité extrême risque bien davantage de répandre le chaos social que d’engendrer l’avènement d’une société sans classes.
Quant au marxisme, cette idéologisation de la pensée de Marx, son rapport au lumpenprolétariat est plus ambigu. Dans le cas le plus évocateur, le marxisme culturel de l’École de Francfort aura une influence considérable dans la révolution culturelle des années 1960, notamment avec la pensée du philosophe Herbert Marcuse (1898-1979). Penseur de son temps, Marcuse constate que l’augmentation du niveau de vie des ouvriers rend peu probable une révolution contre le capitalisme. Le conservatisme du mouvement ouvrier obligera donc Marcuse à voir dans le lumpenprolétariat de Marx une classe révolutionnaire de rechange. Selon Marcuse, le lumpenprolétariat étant pris dans une logique de survie immédiate, il incarne l’opposition au système et la déconstruction des institutions existantes sans qu’il soit conscient de son potentiel révolutionnaire. Dans un parallèle historique que Marcuse lui-même qualifiera de facile, la fin du système capitaliste pourrait s’apparenter à la chute de l’Empire romain aux prises avec les invasions barbares.
Dans le film Joker, le personnage anomique d’Arthur Fleck est sans contredit un déclassé du lumpenprolétariat, délaissé par l’État providence et propulsé jusqu’à la folie par la négligence du survivalisme néolibéral des années 1980. L’avènement du Joker est le résultat d’une sorte de renversement des valeurs dont témoigne cette pensée du personnage principal : « Avant, je pensais que ma vie était une tragédie, mais maintenant, je réalise que c’est une comédie. » Cette conclusion nihiliste ne résulte pas uniquement de la folie du personnage, mais bien d’un processus politique et social issu de deux décennies de guerre culturelle aux États-Unis (1960-1980). De la paix sociale d’après-guerre au survivalisme néolibéral, le Joker est une personnification extrême de la guerre culturelle américaine. Le Joker divise parce qu’il est ce « barbare » postmoderne ayant le potentiel de déclencher une guerre civile. Et son appartenance au lumpenprolétariat le prédispose bien davantage au ressentiment, au nihilisme et au fantasme de la table rase qu’à une guerre révolutionnaire devant faire advenir une société sans classes.
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