Refuser le pessimisme environnemental

Pinker ne minimise pas la gravité de la crise environnementale. Il reconnaît la situation dangereuse dans laquelle s’est placée l’humanité par sa propre faute et ignore si les humains réussiront à s’en sortir. Mais il condamne le pessimisme. Tout comme il rejette aussi l’optimisme, qu’il estime tout aussi prétentieux.
Illustration: Tiffet Pinker ne minimise pas la gravité de la crise environnementale. Il reconnaît la situation dangereuse dans laquelle s’est placée l’humanité par sa propre faute et ignore si les humains réussiront à s’en sortir. Mais il condamne le pessimisme. Tout comme il rejette aussi l’optimisme, qu’il estime tout aussi prétentieux.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Le pessimisme est en vogue de nos jours. On annonce que le réchauffement climatique et la destruction des écosystèmes multiplieront les catastrophes, menaçant notre civilisation et même la survie de l’humanité. Confrontés à la perspective d’un effondrement, les humains semblent pourtant ne rien faire, ou si peu. Notre société vivrait un déclin qui risque de l’emporter.

Steven Pinker refuse cette idée. Selon ce professeur en psychologie expérimentale de Harvard, qui a publié, notamment, La part d’ange en nous et Le triomphe des Lumières, les choses vont en fait bien mieux qu’avant. Le monde progresse grâce à des forces qui sont encore à l’oeuvre. L’humanité n’a jamais été aussi outillée pour faire face aux problèmes auxquels elle est confrontée. Il n’y aurait donc pas de raison d’être défaitiste.

Les choses vont mieux qu’avant

Pour poser un jugement valable sur notre société actuelle, il faut revenir aux faits, dit Pinker. Or ceux-ci pointent sans équivoque vers un progrès. La violence sous toutes ses formes (guerres, meurtres, terrorisme, peine de mort, violence domestique) recule. Le produit intérieur brut (PIB) mondial s’est multiplié par 100 depuis 200 ans. La démocratie et les droits de la personne se répandent. Le niveau d’éducation s’accroît. On vit plus longtemps et en meilleure santé, etc. Bref, les idéaux du siècle des Lumières semblent être en grande partie réalisés.

Photo: Courtoisie Yanick Binet

Nous devrions nous sentir privilégiés. Pourtant, la morosité règne. C’est que ces avancées font maintenant partie d’une normalité qu’on remarque à peine, trop occupés que nous sommes par ce qui ne va pas. L’esprit humain étant programmé pour se concentrer sur les problèmes, nous oublions le chemin parcouru.

Pour Pinker, les sociétés ont bel et bien progressé. Et la bonne nouvelle est que tout laisse croire que ce progrès devrait se poursuivre tant que seront à l’oeuvre les facteurs qui l’ont rendu possible, à savoir le doux commerce, la science, la rationalité et l’humanisme.

Le doux commerce

 

Traditionnellement, les gens croyaient que, pour s’enrichir, il fallait déposséder quelqu’un d’autre. C’était le principe du jeu à somme nulle : pour que je gagne, il faut qu’une autre personne perde. Or le développement du commerce a changé cette dynamique. On prospérera davantage en faisant affaire avec des gens qu’en les dépossédant. On parle alors d’un jeu à somme positive : je gagne si l’autre gagne aussi. L’économie de marché tend à civiliser les personnes et les sociétés. C’est le principe du « doux commerce ».

« […] les personnes entretenant une relation fondée sur les Échanges égalitaires ou la Loi du marché se sentent liées par des obligations mutuelles et sont moins susceptibles de se déshumaniser les unes les autres que lorsqu’elles entretiennent une relation nulle ou asociale ».

On pourrait objecter que l’économie de marché conduit à des effets pervers, comme le creusement des inégalités, l’exploitation des plus faibles et la recherche de pouvoir. Pour Pinker, ce sont là des travers de la nature humaine qui ne sont pas propres au capitalisme. Et l’effet civilisateur du capitalisme est un atout dont ne disposent pas d’autres sociétés. Il rappelle à cet effet l’incapacité des pays soviétiques à prévenir et à résoudre les problèmes environnementaux comme l’assèchement de la mer d’Aral et l’accident nucléaire de Tchernobyl.

La science

 

Grâce à sa méthode, la science permet de mieux expliquer la réalité et de développer des technologies mieux àmême de résoudre les problèmes humains, notamment environnementaux. Ainsi, Pinker place ses espoirs dans les réacteurs nucléaires de dernière génération, qui sont beaucoup plus efficaces et sécuritaires en plus de ne pas produire de gaz à effet de serre. Il préconise aussi l’usage d’une agriculture plus productive, par l’utilisation massive des OGM, ce qui libérerait de la place pour le retour des forêts captant le CO2.

Néanmoins, cet espoir n’est pas partagé par tous. La technoscience, qui a jadis produit la bombe atomique, serait maintenant au service de l’exploitation et de la destruction de l’environnement. La science nous permettrait de produire de fabuleux outils, mais elle serait impuissante à nous indiquer s’il faut s’en servir ou non. Ce n’est pas parce que l’on sait plus de choses que l’on agirait mieux.

La rationalité

 

Pinker établit au contraire un lien direct entre le développement du savoir et celui de la moralité. La démocratisation de l’éducation a entraîné un souci croissant pour une argumentation rigoureuse. Cela a eu pour effet d’accroître le niveau général d’intelligence. Ainsi, James Flynn a observé que le QI s’est élevé en moyenne de 3 points par décennie, ce qui fait qu’« un individu moyen du monde actuel est plus intelligent que 88 % des gens de 1910 ». C’est l’effet Flynn.

Or une personne plus réfléchie adhérera davantage aux valeurs libérales comme le respect des différences, l’égalité des chances, la liberté de parole et d’opinion, etc. De plus, une meilleure maîtrise de la pensée abstraite favorise le recul par rapport à ses préférences subjectives et l’adoption d’une perspective universelle comme règle d’or (ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse).

« La compétence cognitive qui s’aiguise le plus dans le cadre de l’effet Flynn, la capacité d’abstraction vis-à-vis des contingences de l’expérience immédiate, est précisément celle à laquelle on doit recourir pour pouvoir adopter le point de vue d’autrui et élargir le cercle de la prise en compte morale. » Autrement dit, plus on sait de choses et mieux on réfléchit et plus on se soucie moralement d’êtres éloignés de nous.

L’humanisme

En se développant de concert, le doux commerce, la rationalité et la science ont poussé en avant un autre facteur de progrès : l’humanisme. Le racisme et le sexisme reculent sans cesse. Les personnes LGBTQ sont mieux reconnues. En fait, à aucune époque l’être humain ne s’est autant soucié de ses semblables.

Certains répliqueront que ce souci ne semble pas s’étendre aux non-humains. En effet, des milliards d’animaux sont abattus chaque année dans des conditions souvent atroces. L’industrie des mines du pétrole et de l’agriculture détruit des écosystèmes entiers. Pinker rappelle pourtant que la proportion de végétariens et de végétaliens en Occident, quasi nulle il n’y a pas longtemps, est en constante progression. Il souligne aussi que la cause environnementale mobilise de plus en plus de gens.

Refuser le défaitisme

 

Pinker ne minimise pas la gravité de la crise environnementale. Il reconnaît la situation dangereuse dans laquelle s’est placée l’humanité par sa propre faute et ignore si les humains réussiront à s’en sortir. Mais il condamne le pessimisme. D’abord parce qu’une telle attitude revient à prétendre pouvoir prédire l’avenir alors que tant de « devins » se sont trompés au cours de l’histoire. Ensuite parce que le pessimisme conduit au défaitisme : pourquoi tenter quelque chose si on croit que tout est foutu ? Or il est de bon ton, dans certains milieux, de présenter le désespoir comme de la lucidité et les activistes comme des naïfs.

Mais Pinker rejette aussi l’optimisme, qu’il estime tout aussi prétentieux. En fait, il se considère lui-même comme un « possibiliste ». Il est possible, dit-il, de trouver une solution à tout problème si on y met les efforts nécessaires. Il faut miser sur les forces qui ont permis le progrès pour résoudre les problèmes que ce progrès entraîne inévitablement.

Le possibilisme, une hypothèse qui se tient ?

On peut avancer quelques objections à la pensée de Pinker. D’abord, pour fonctionner, le possibilisme implique que les problèmes créés par le progrès pourront être réglés par encore plus de progrès. Or la crise environnementale, par sa complexité, semble déjouer les tentatives de la science de la résoudre. Pour chaque problème résolu, un problème plus grave encore apparaît. Par exemple, l’auto électrique, qui fonctionne sans essence, est très polluante à produire en particulier à cause des métaux rares nécessaires à la fabrication des batteries.

De plus, les facteurs favorisant le progrès ont été rendus possibles par le développement de la société moderne, en particulier sur le plan économique. Pour se maintenir, le progrès implique une croissance économique infinie. Même réformée et appuyée sur des technologies à la fine pointe, l’économie se heurtera inévitablement aux limites de la planète.

Dans la perspective où une crise économique de grande ampleur surviendrait, de concert avec des catastrophes climatiques à répétition et une réduction radicale des ressources, on peut se demander si les facteurs de progrèspourraient se maintenir. L’effondrement des structures sociales (gouvernements, systèmes de justice et de santé et autres) pourrait entraîner l’effondrement du souci humaniste pour autrui.

Une clé de lecture

 

Malgré ses limites, l’analyse de Pinker a peut-être le mérite de nous aider à comprendre l’échec du mouvement écologiste.

Beaucoup d’écologistes prônent la décroissance, qui est en opposition frontale avec l’idée de progrès. Peut-être que les gens sentent, même confusément, que renoncer au progrès correspondrait à un terrible recul et préfèrent tout miser sur la science plutôt que d’adhérer à un idéal romantique vaguement antimoderne et antirationnel à leurs yeux.

Or, contrairement à ce que pourrait penser Pinker, les faits ne suffiront pas à trancher entre l’idéal du progrès et celui de la décroissance. Ni s’il faut être pessimiste ou non face à l’avenir. Cela repose ultimement sur des valeurs et une vision du monde. Et tous les faits du monde ne suffiront pas à convaincre qui ne veut pas être convaincu…

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com.



À voir en vidéo