L’amitié au temps du relativisme

Le succès de Yasmina Reza ne se dément pas. Ses pièces, traduites en plus de 30 langues, mises en scène dans plus de 50 pays et couronnées par de nombreux prix prestigieux, en font, selon la professeure Salah El Gharbi, «l’auteur français contemporain le plus joué dans le monde».
Illustration: Tiffet Le succès de Yasmina Reza ne se dément pas. Ses pièces, traduites en plus de 30 langues, mises en scène dans plus de 50 pays et couronnées par de nombreux prix prestigieux, en font, selon la professeure Salah El Gharbi, «l’auteur français contemporain le plus joué dans le monde».

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un auteur marquant.

Yasmina Reza est une dramaturge d’une efficacité diabolique. Dès le début de ses pièces, nous sommes, comme ses personnages, plongés dans des sacs de noeuds inattendus qui tournent inévitablement à l’engrenage infernal.

Dans Le Dieu du carnage (2006), par exemple, oeuvre adaptée au cinéma par Roman Polanski en 2011, deux couples tout ce qu’il y a de plus civilisé se rencontrent pour régler un différend lié à un épisode de brasse-camarade entre leur fils respectif. Rapidement, les bonnes intentions dégénèrent en foire d’empoigne.

Photo: Catherine Legault Le Devoir Louis Cornellier

Chez Reza, les personnages, comme elle le dit elle-même, sont presque toujours « débordés par leurs nerfs » et, ajoute la professeure Sylvie Coly, « écaillent sur scène le vernis de leur bonne éducation pour révéler le démon de leur véritable nature ».

Le succès de Yasmina Reza ne se dément pas. Ses pièces, traduites en plus de 30 langues, mises en scène dans plus de 50 pays et couronnées par de nombreux prix prestigieux, en font, selon la professeure Salah El Gharbi, « l’auteur français contemporain le plus joué dans le monde ».

Du 29 janvier au 2 mars 2019, « Art » (1994), sa plus célèbre pièce, sera jouée au Théâtre du Rideau vert, dans une mise en scène de Marie-France Lambert. Cette oeuvre saisissante, à la fois grave et comique, nous invite d’abord à un débat sur la valeur de l’art contemporain, mais nous force surtout, finalement, à une réflexion sur les conditions, voire sur les déchirements, de l’amitié à l’ère du relativisme esthétique et moral.

Le tableau qui fâche

 

Dermatologue, Serge est financièrement à l’aise et se pique d’aimer l’art contemporain. Quand la pièce commence, il vient d’acheter une oeuvre au prix exorbitant de 200 000 francs. Il s’agit d’un tableau du peintre (fictif) Antrios, tout blanc, avec des liserés blancs. On pense tout de suite au Carré blanc sur fond blanc (1918) de Malévitch. Fier de son coup, Serge montre le tableau à son ami Marc, qui, estomaqué, déclare que la chose est « une merde ». La brouille est instantanée.

Ingénieur dans l’aéronautique, Marc revendique la qualité de son discernement et sa « propension à rester hors du coup ». Il semble abhorrer les effets de mode, même s’il gobe, sur les recommandations de sa conjointe, des granules homéopathiques. Quand Serge lui fait remarquer cette contradiction, Marc rétorque vivement qu’il ne croit à rien. Il cultive essentiellement le souci de se montrer raisonnable.

Sa réaction au tableau de Serge est toutefois viscérale. Cet achat, confie-t-il dans un aparté, l’angoisse et le perturbe. Yvan, celui qui complète le trio d’amis, essaie de le calmer. Il dit ne pas aimer ni détester le tableau et ajoute que cet achat n’a rien de scandaleux s’il fait plaisir à Serge et s’il n’y a pas de préjudice pour autrui. Ces arguments relativistes irritent Marc au plus haut point, lui qui considère que la tolérance, en matière de relations humaines, est « le pire défaut ». Pour lui, l’affaire est grave, et il y a bel et bien, dans le geste de Serge, un préjudice pour autrui puisque lui, Marc, est blessé par ce qu’il considère comme un acte stupide.

Les critères du jugement

 

Comment savoir qui a raison — parce que, après tout, cessons de faire semblant, ça nous intéresse — dans l’évaluation du tableau ? Reza, évidemment, ne tranchera pas, mais elle alimentera la réflexion, par personnages interposés. Serge, offusqué par la réaction de Marc, pose la question : « “Cette merde” par rapport à quoi ? Quand on dit telle chose est une merde, c’est qu’on a un critère de valeur pour estimer cette chose. »

Serge propose deux critères. Le premier est l’autorité du marché de l’art. « Mais mon vieux, c’est le prix. C’est un ANTRIOS ! » dit-il à Marc, sans le convaincre, bien sûr, puisque ce critère, d’un point de vue artistique, ne règle pas la question. Le second est la contemporanéité. Il faut, répète Serge, être « un homme de son temps [qui] participe à la dynamique intrinsèque de l’évolution ». Marc, avec raison, lui rétorque qu’il s’agit là d’une « connerie » puisque « comment un homme peut vivre dans un autre temps que le sien » ? Rien de convaincant chez Serge, donc, dans sa défense du tableau.

Marc, lui, déplore le snobisme de son ami — ce qui ne constitue pas un argument — et vise plus juste en objectant à Serge que « la loi du nouveau », qui régirait l’art actuel, s’autodétruit puisque « la surprise est une chose morte » dès qu’elle se réalise. Yvan, pour sa part, réfugié dans le lâche relativisme selon lequel chacun a ses goûts, s’attire finalement le courroux de Serge, dont il se voulait l’allié. « Il a raison, s’exclame l’amateur d’art exaspéré, tu pourrais un jour avoir une opinion à toi. »

Yasmina Reza, dans « Art », traite du délitement de l’art de vivre avec du sens, dans une civilisation qui ne croit tellement plus à la vérité qu’elle n’est même plus capable d’en discuter avec fraternité

Mais comment avoir une opinion fondée quand tous les critères anciens se sont effondrés ? Dans La sagesse des modernes (1998), le philosophe Luc Ferry évoque ces critères. « Dans l’Antiquité, résume-t-il, dire la vérité dans l’art, c’était d’abord exprimer l’harmonie du cosmos ; à l’ère des grandes religions, la grandeur et la sublimité du divin ; dans nos démocraties humanistes, la profondeur et la richesse du génie humain. »

Or, poursuit Ferry, l’avant-garde, au XXe siècle, radicalise ce dernier moment en réduisant l’oeuvre à l’idée (et non à sa réalisation) et en s’enfermant dans « l’originalisme », c’est-à-dire dans la volonté de faire du nouveau et du subversif à tout prix. Le résultat, renchérit André Comte-Sponville dans le même ouvrage, c’est la disqualification des critères de vérité et de beauté dans l’évaluation de l’oeuvre. « Le carré blanc sur fond blanc, explique-t-il, c’est une idée avant d’être une oeuvre. Mais l’idée n’a pas plus besoin d’être vraie que l’oeuvre d’être belle. »

Relativisme et solitude

 

S’il n’y a plus de critères partagés qui tiennent pour penser, pour discuter, pour évaluer, la guerre des ego vient remplacer l’échange raisonnable. Dans son roman Babylone, prix Renaudot en 2016, Reza fait dire à sa narratrice que les Français, devant la disparition de « l’ordre familier des choses », de « la vie qui va de soi », souffrent de « fatigue psychique » et ont « définitivement perdu le sentiment de sécurité » puisque, désormais, « la condition même de l’existence » est que « tout est incertain ».

En abolissant les anciens critères de jugement — en France, par exemple, le catholicisme et, plus tard, les valeurs républicaines ; au Québec, le catholicisme aussi et, ensuite, l’identité nationale et le modèle québécois —, on croyait acquérir notre autonomie individuelle, mais on se retrouve plutôt devant un affligeant et débilitant désert moral dans lequel chacun est renvoyé à sa solitude médicamentée. Dans Babylone, la narratrice doit avaler des anxiolytiques avant de recevoir ses amis chez elle. Dans « Art », Marc cherche à endormir son angoisse avec l’homéopathie et Yvan consulte un psychanalyste. Dans Une pièce espagnole (2004), Aurelia résume la situation dans un cri du coeur : « […] tout le monde attend de la vie quelque chose qui n’est pas nommé et qu’on ne sait pas, une sorte d’atténuation de la solitude, sous n’importe quelle forme, une place même austère, un privilège à soi. »

Or, privés de la transcendance que donnent des raisons communes permettant des échanges enrichissants et un arbitrage raisonnable et accepté de nos inévitables désaccords, la solitude et la détresse s’accroissent au lieu de s’atténuer, et l’amitié elle-même, le bien entre tous, disait justement Aristote, se fragilise et devient une source supplémentaire d’angoisse.

Amitié superficielle

 

On peut trouver que la réaction outrée de Marc à l’achat du tableau par Serge a quelque chose d’excessif. On peut considérer qu’Yvan a raison de trouver ses deux amis « vraiment bizarres » de se chicaner pour ça. Ce serait prendre le parti du relativisme. Or, Marc refuse cet éloge de la fuite. « Yvan, dit-il, est tolérant parce qu’il s’en fout. » Pour Marc, l’amitié véritable ne peut s’accommoder d’une telle complaisance. S’il se scandalise, c’est, insiste-t-il, « parce qu’[il] aime Serge et [qu’il est] incapable d’aimer Serge achetant ce tableau ».

Aristote distinguait trois sortes d’amitié : celle qui repose sur l’intérêt ou l’utilité, celle qui se fonde sur le plaisir partagé — Yvan s’en réclame — et celle, enfin, la plus noble, qui se base sur la vertu et le bien recherchés en commun. Marc, en ce sens, et même si on apprendra plus tard que son narcissisme blessé est aussi en cause, est aristotélicien. Le geste de Serge ne peut que le décevoir puisqu’il révèle, selon lui, que l’amitié de son ami relève d’une forme moins noble, celle du plaisir. « J’ai été pour toi de l’ordre de la surprise », dit-il à Serge, en faisant une analogie avec « la loi de la surprise » qui gouvernerait l’art contemporain.

Yasmina Reza, dans « Art », traite du délitement de l’art de vivre avec du sens, dans une civilisation qui ne croit tellement plus à la vérité qu’elle n’est même plus capable d’en discuter avec fraternité. Le rire qu’elle provoque est grinçant.

Quand les lieux communs, au sens noble du terme, n’existent plus, quand chacun, comme c’est le cas aujourd’hui, en est réduit à inventer ses propres repères comme s’il écrivait dans un carré blanc sur fond blanc, il ne reste de l’amitié que ses manifestations superficielles, que la conversation insignifiante, qu’on fuira à la première occasion si l’utilité ou le plaisir ne sont plus au rendez-vous.

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