La littérature et la vérité, selon Marcel Proust

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un auteur marquant.
« Alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, n’osant pas toujours avouer à quel point on les aimait […] ; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux », écrit Marcel Proust dans Journées de lecture (Folio, 2016), un essai publié en 1906.
Je découvre cette phrase, aujourd’hui, alors que je viens tout juste de lire Morphine (Folio, 2015), une nouvelle du médecin-écrivain russe Mikhaël Boulgakov, publiée en 1927. J’ai l’impression que Proust me comprend. Je viens d’accompagner pendant quelques heures, sur fond de révolution russe de 1917, le docteur Bomgard, qui se sent enfin libre après avoir quitté son poste de médecin de campagne pour pratiquer dans le chef-lieu du district, et le docteur Poliakov, son collègue morphinomane en détresse amoureuse. Ce dernier, déjà cruellement privé de sa femme, perd sa volonté et meurt de sa nouvelle dépendance à la drogue.

J’ai été fasciné, ému, bouleversé par la lecture du journal de Poliakov, qui constitue le coeur de Morphine. La mort du médecin me trouble et me fait mal. Le livre se termine, et je me dis : « Alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? » Ces deux êtres qui sont entrés dans ma vie viennent d’en sortir, et c’est tout ? Je cherche, dans Morphine, du sens pour moi — que me dit cette histoire, de l’homme, de la société, de la vie ? —, le livre est fini, je suis seul et je cherche.
Presque par hasard — les deux livres ont été réédités récemment dans la collection Folio 2 €— j’enchaîne avec Proust, et mon trouble trouve quelque lumière. « Nous voudrions, écrit le romancier français, [que l’auteur] nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. » Proust ajoute que « ce qui est le terme de leur sagesse [celle des bons livres] ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c’est au moment où ils nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit ». La lecture serait-elle, comme la consommation de drogue, une activité grisante mais frustrante ?
Le monde en nous
Dans Journées de lecture, rédigé en guise de préface à un essai de l’écrivain britannique John Ruskin, Proust explore cette expérience. « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré », écrit-il d’abord, confortant ainsi tous les grands lecteurs du monde dans leur conviction qu’ils n’ont pas erré. Proust confie ainsi que, dans sa jeunesse, il lisait sans cesse, dans sa chambre, au parc, partout. Ce que ces lectures d’enfance « laissent surtout en nous, constate-t-il non sans surprise, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites ». Nous croyions nous être retirés du monde pour lire et nous découvrons, plus tard, que le monde est entré en nous plus fortement pendant que nous lisions.
Quel lecteur, après réflexion, dira le contraire ? Je me souviens de moi, lisant une version pour enfants de La case de l’oncle Tom, le classique d’Harriet Beecher-Stowe, un livre qui m’a vacciné contre le racisme pour le reste de mes jours, assis dans la petite balançoire installée sous l’auvent de la voiture de ma mère, à Saint-Gabriel-de-Brandon ; j’ai des images de moi, jeune lecteur, l’été, couché à plat ventre sur le lit de ma petite chambre, pour dévorer Tom Sawyer, de Mark Twain, que j’ai reçu en prix d’excellence à la fin de ma 4e année du primaire, en plus d’un bâton et d’une balle de baseball. À l’adolescence, à la même place, dans la même position, je lirai Les Plouffe, de Roger Lemelin, que mon grand-père adoré m’a prêté. À 20 ans, étudiant en littérature, toujours au modeste premier étage de ma maison familiale, après une journée de travail estival à la pharmacie du coin, c’est L’âme désarmée, d’Allan Bloom, qui m’accompagne. Proust a raison : les lectures de jeunesse font entrer le monde qui nous entoure en nous, avec les mots.
Quand il présente la thèse de Ruskin, le romancier, qui n’a pas encore écrit À la recherche du temps perdu, poursuit son hymne à la lecture. Cette dernière, pour l’écrivain anglais, est, explique Proust, « exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l’occasion de connaître autour de nous ». Une pure merveille, donc.
En contestant Ruskin sur un point, Proust va même plus loin. La notion de « conversation », nuance-t-il, n’est peut-être pas la plus appropriée pour « aller au coeur même de l’idée de lecture ». Nous pouvons, en effet, avoir des amis précieux et brillants avec qui converser. Toutefois, la différence principale « entre un livre et un ami, ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l’esprit sur lui-même ». Proust parle donc du « miracle fécond d’une communication au sein de la solitude », tout en précisant, étonnamment, que cette grandeur de la lecture est aussi ce qui fixe son incomplétude et ce qui devrait nous faire prendre conscience du « rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle ». Serait-elle donc une merveille nécessaire mais insuffisante ?
Amitié et vérité
« La lecture, écrit Proust, est une amitié » qui « s’adresse à un mort, à un absent », et cela fait son prix. Les livres, continue l’écrivain, n’exigent pas d’amabilité de notre part et permettent donc « une amitié sincère ». Nous ne les fréquentons pas pour leur faire plaisir, mais parce « que nous en avons envie ». Nous n’avons pas à nous demander, en les quittant, si nous avons bien agi avec eux en leur présence. Pendant la lecture, pas de faux-semblants. « Nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle, explique Proust ; quand il nous ennuie, nous n’avons pas peur d’avoir l’air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d’être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s’il n’avait ni génie ni célébrité. » Cette expérience est précieuse, évidemment.
Ces amis sont si attachants, si émouvants et si profonds qu’on ne peut qu’en venir à croire, à les fréquenter, qu’ils donneront réponse à toutes nos grandes questions, qu’ils nous révéleront la vérité. Or, on l’a vu plus tôt, cette attente ne peut qu’être déçue. J’ai lu Boulgakov, son médecin morphinomane m’a happé, bouleversé, « alors, quoi » ? Il me laisse désemparé, avec plus de questions encore qu’avant, livré à ma solitude de lecteur poursuivant le Graal sans l’atteindre. Aurais-je mal choisi mon ami ? Pourtant, Maupassant, Tchekhov, Guillevic, Miron et les autres ont le même effet sur moi. Alors, quoi ?
Dans le labyrinthe du sens
Alors, explique Proust, il convient peut-être enfin d’accepter l’insuffisance de la lecture, c’est-à-dire de reconnaître que « notre sagesse commence où celle de l’auteur finit », que « la lecture est au seuil de la vie spirituelle ». Elle me donne l’impulsion nécessaire à ma quête de vérité, en me faisant rencontrer un grand esprit « au sein de la solitude », mais elle ne saurait me donner, toute faite, cette vérité. Elle me rappelle sans cesse que je serais présomptueux de croire que je peux penser par moi-même de moi-même, tout en me disant que, si elle m’accompagne volontiers, ce n’est pas pour m’épargner l’épreuve solitaire du labyrinthe du sens. Je voudrais me reposer en elle ; elle m’offre une sagesse qui ne débouche que sur un élan et un pari.
« Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire, explique Proust. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre coeur, mais comme une chose matérielle déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit. »
Un livre, même le plus grand, le plus beau, le plus profond, n’est pas la vérité ni ne la contient. Il n’est que « l’ange qui s’envole aussitôt qu’il a ouvert les portes du jardin céleste » et qui reçoit « une dignité vraie des pensées [qu’il] éveille ». Le lecteur doit le savoir : il n’y aura pas de passe-droit ; la lecture ouvre le lecteur à la vérité, mais ne la lui donne pas, le renvoyant plutôt à lui-même, transformé par l’expérience littéraire.
J’écris cet essai parce que, depuis hier, l’ange de Proust s’en est allé, me laissant ainsi, au beau milieu du labyrinthe, avec quelques pensées de plus et le soin de trouver la voie. Quelque chose me dit que j’aurai besoin de quelques journées de lecture de plus.
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