George Sand et la justice sociale

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

À l’heure où notre filet de sécurité sociale, tant canadien que québécois, est sérieusement remis en question et où une poignée de privilégiés accapare, sous l’oeil complaisant des États, un pourcentage scandaleux des richesses de la planète, il convient d’évoquer les luttes ayant présidé à l’édification laborieuse des mesures sociales qui nous ont permis de croire, jusqu’aux années 1980, que nous avions atteint un modèle de société un peu plus juste.
George Sand (1804-1876) fait partie de ceux et celles qui, en France, ont contribué à la mise en place d’un tel modèle. Connue surtout pour ses romans, fortement teintés d’idéalisme, George Sand ne peut être considérée comme une philosophe ; mais elle fut sans conteste une femme d’idées et de convictions. Dès son plus jeune âge, elle ne supporte pas ce qu’elle perçoit comme des injustices. Élevée en bonne partie par sa grand-mère, madame Dupin de Francueil, à Nohant dans le Berry, Aurore (future George Sand) supplie le régisseur du domaine de réduire les punitions et amendes imposées aux paysans pour divers manquements aux règles établies. Si elle ne réussit pas à faire fléchir le régisseur, elle fait parvenir des « compensations » aux supposés délinquants, sous forme de denrées ou de menus objets. Cette quête de partage et de justice, Sand la poursuivra toute sa vie, lui donnant par la suite une forme politique.
Une pensée sociale qui se développe
Tant pour échapper au quotidien d’un mariage malheureux que pour satisfaire son goût des arts et de la littérature, Sand, à partir de 1828, effectue de longs séjours à Paris, où elle publie ses premiers romans ; elle se joint aussi à divers cercles littéraires et politiques. Jusque-là, elle avait professé des idées libérales et républicaines fortement inspirées de celles de sa grand-mère. Mais les événements des années 1830 la rendront très sensible aux problèmes sociaux : elle s’intéresse aux questions ouvrières et au sort des plus démunis. Les révoltes ouvrières de 1832, réprimées dans le sang, la bouleversent profondément. Elle se sent impuissante, cherche des remèdes, se rend compte que les idées libérales ne suffisent pas à soulager la misère des ouvriers entassés dans les villes, sujets au chômage, à la maladie et au vieillissement.
À l’hiver 1834-1835, elle fait la connaissance de Jean-Chrysostôme Michel (Michel de Bourges), chef du Parti républicain en Berry et l’un des leaders du mouvement de révolte des années 1830, avec qui elle aura une liaison passionnée. Elle adhère à sa pensée « socialiste » tout en récusant les luttes intestines féroces des groupes de gauche. Selon elle, les idées socialistes feront leur chemin par l’éducation et la persuasion. Des réformes importantes s’imposent pour établir un minimum de justice sociale, elle le sent bien.
À la même époque, elle se lie d’amitié avec Franz Liszt, chez qui les idées socialistes trouvent un adepte convaincu. Elle est surtout très influencée par la pensée sociale de Félicité Robert de Lamennais, un prêtre catholique qui dénonce la collusion entre Rome et les puissances temporelles et qui, prônant un socialisme chrétien, appelle de ses voeux la constitution d’une véritable doctrine sociale de l’Église, ce qui lui vaudra d’être excommunié. Sand entretient avec lui une correspondance suivie. À partir de 1835, elle fréquente aussi le journaliste et éditeur Pierre Leroux, qui, après avoir exploré le saint-simonisme et le fouriérisme, opte pour ce qu’il appelle le socialisme républicain, critiquant aussi bien l’individualisme absolu que le socialisme absolu.
Riche de ses lectures et de ses rencontres, Sand devient donc au cours des années 1830 une républicaine et une socialiste militante. Les idées qu’elle partage avec ses amis trouveront à s’articuler et à se traduire dans les faits au moment de la Révolution de 1848.
La pasionaria de 1848
Déjà en 1844, George Sand avait fondé avec des amis berrichons L’Éclaireur de l’Indre, un journal qu’elle destinait à la diffusion des idées socialistes dans sa région. Au fil du temps, le journal s’ouvrira à toutes les tendances opposées au régime en place. Elle donne aussi des articles au journal La Réforme, dirigé par Louis Blanc, devenu un ami cher. N’oublions pas que, parallèlement à sa carrière de romancière, elle n’a jamais cessé d’être une journaliste engagée.
1848 est une année d’effervescence un peu partout en Europe. Des mouvements de révolte fondés sur des revendications nationales, politiques et sociales apparaissent dans plusieurs pays. En février, l’agitation gagne Paris. La France fait face à une crise financière et à une crise agricole graves. Les réformes préconisées par de nombreux députés sont constamment ajournées ou bloquées par un gouvernement intransigeant. Accourue pour suivre les événements, George Sand exprime ses opinions dans La Cause du peuple, journal qu’elle fonde et qui fera paraître trois numéros. Elle y publie une série de quatre articles intitulée « Le socialisme ». Elle fait parvenir des lettres ouvertes à plusieurs autres journaux. Partout où elle le peut, elle diffuse ses idées en faveur d’une meilleure protection des ouvriers, des femmes et des enfants.
À la suite de manifestations, d’affrontements parfois violents et de tractations politiques, le roi Louis-Philippe (la famille d’Orléans avait succédé aux Bourbon en 1830) abdique en faveur de son petit-fils, le comte de Paris. Mais la monarchie est abattue et la République est proclamée par Alphonse de Lamartine depuis le balcon de l’hôtel de ville de Paris. Un gouvernement provisoire est formé, dont George Sand est très proche. Plusieurs de ses amis en font partie, dont Louis Blanc. Elle se réunit souvent avec eux, rédige décrets et bulletins. Dans l’un de ceux-ci, on peut lire que la République se doit de porter secours à la femme seule ou abandonnée privée d’un travail suffisant, au vieillard usé, à l’enfant sacrifié à un travail rémunéré. Sans nier l’importance des responsabilités des familles, ce bulletin souligne les responsabilités de l’État en vue de l’éradication de l’ignorance et de la misère.
Le gouvernement provisoire adopte plusieurs mesures sociales : il rend la scolarité obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans, réduit la durée du temps de travail et crée les Ateliers nationaux, organisme qui emploie à des travaux publics les ouvriers au chômage. Des prestations sont prévues pour les ouvriers blessés, malades ou trop âgés pour travailler. Malheureusement, cette embellie sera de courte durée. Les élections d’avril donnent un net avantage à la bourgeoisie qui, forte d’une majorité de députés, allègue des motifs économiques pour supprimer la plupart des réformes mises en place. Ce n’est que beaucoup plus tard, sous la IIIe République, que se reconstituera peu à peu, au fil des luttes syndicales et ouvrières, le filet de sécurité sociale dont le gouvernement provisoire de 1848 avait jeté les bases.
Chez nous
Au Québec et au Canada, c’est au XXe siècle seulement que seront adoptées progressivement des mesures de justice sociale. Les pensions de vieillesse fédérales apparaissent en 1927 et l’assurance-chômage n’est établie qu’en 1940, après la grande crise économique des années 1930. Des allocations familiales sont instituées en 1944. Au Québec, une première loi sur les accidents du travail voit le jour en 1909. Mais il faudra attendre 1937 avant que l’État se préoccupe peu à peu des mères nécessiteuses, du salaire minimum et de la fréquentation scolaire.
Malgré les quelques lueurs d’espoir apportées par le récent budget fédéral en matière d’assurance-emploi et de sécurité de la vieillesse, ces acquis précieux, fruits d’années de combats acharnés, ont été compromis au nom de l’équilibre des finances publiques. Alors que les paradis fiscaux ont fleuri, que les profits des entreprises et les très hauts revenus ont été relativement peu imposés, on s’en est pris au fil des années aux chômeurs, aux personnes âgées et aux assistés sociaux, on a rogné les services offerts aux malades et aux jeunes en besoin de protection. On a coupé les vivres aux services de garde, aux écoles, collèges et universités.
Ne jamais renoncer
Ne pas renoncer, c’est ce qu’a fait George Sand, après les élections de 1848 ; amèrement déçue, elle rallie prudemment Nohant, elle qui, peu de temps avant les élections, avait appelé le peuple à manifester contre des résultats susceptibles de compromettre les avancées du gouvernement provisoire en sa faveur. Elle appréhende une descente de police ; plusieurs de ses amis seront d’ailleurs arrêtés lors de la manifestation du 15 mai et au moment des émeutes qui suivront l’abolition des Ateliers nationaux et le retour à des heures de travail plus longues. C’est alors que les nombreux champis, ces enfants abandonnés dans les champs, qu’elle avait au cours des années recueillis, soignés puis placés dans des familles, se relaient aux abords de sa maison pour assurer sa protection. Finalement, elle ne sera pas inquiétée.
George Sand doit cependant repenser son engagement politique et imposer la patience à ses convictions ; elle accepte l’idée que certains changements ne puissent se faire que par un long effort de sensibilisation et d’éducation. Elle continue de faire valoir ses idées de réforme sociale dans divers journaux français et belges. Déjà, avant 1848, elle avait fait une large place aux enfants pauvres ou abandonnés dans ses romans « champêtres ». Par la suite, dans Le marquis de Villemer (1861), elle s’élèvera contre l’exploitation des dentellières du Velay, femmes mal rémunérées, souvent soutiens de famille, et dont le travail pénible et trop long emporte prématurément la santé. La même année, plus de vingt ans avant le Germinal de Zola, elle fera paraître La ville noire, dans lequel elle dénonce les conditions de vie et de travail d’ouvriers papetiers et métallurgistes dans une ville qu’on devine être Thiers.
La guerre de 1870 la jette dans un profond désarroi ; elle ne comprend pas que le bellicisme et le chauvinisme prennent le dessus sur la recherche de la concorde et de la paix. Elle s’élève contre les violences des communards de 1871 aussi bien que contre la répression sanglante qui s’ensuit. Au fil de ses échanges avec Gustave Flaubert sur ces tragiques événements, elle réitère sa foi en la constante progression des hommes et des choses. « Ah ! chère bon maître, lui répond-il sur un ton de douce moquerie, si vous pouviez haïr ! C’est là ce qui vous a manqué : la Haine. Malgré vos grands yeux de sphinx, vous avez vu le monde à travers une couleur d’or. Elle venait du soleil de votre coeur. » (Flaubert à Sand, le 2 septembre 1871, A. Jacobs, Correspondance Flaubert-Sand, Flammarion, 1981.)
En retraçant l’engagement social de George Sand, comment ne pas évoquer la figure admirable de Simonne Monet-Chartrand, elle aussi femme de coeur, d’idées et de convictions, de même que le travail de toutes ces personnes, jeunes et moins jeunes, qui, à l’instar de George Sand, militent pacifiquement pour le maintien de nos mesures sociales, toujours fragiles, toujours perfectibles ?
Des commentaires ? Écrivez à Antoine Robitaille : arobitaille@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo ou du Devoir d’histoire.