Quel chemin trace le désir?

Le désir est difficile ; comme sentiment, d’une part, mais également comme sujet de rédaction. Dans les mots de Ghislaine Florival, « aborder le thème du désir est en soi une gageure ou tout simplement une illusion ». Parvenir ne serait-ce qu’à une définition satisfaisante du désir paraît à peu près impossible. Il serait en effet hasardeux de tenter, en quelques mots, de décrire les innombrables facettes du désir, qui peut se projeter avec la même violence sur toute chose, qu’elle soit foncièrement bonne ou mauvaise. Pourtant, la question que nous nous posons, « Quel chemin trace le désir ? », exige que nous sachions de quoi nous parlons. Nous sommes ici confrontés à une question des plus sérieuses, à la fois douloureusement nécessaire et inexorablement vaine.
Si le désir trace le chemin de l’ombre, du vice et de la déchéance, nous devrions le fuir ou, mieux encore, le traquer tel un ennemi afin de l’annihiler et d’accéder ainsi au salut. Au contraire, si la voie que trace le désir est celle de l’épanouissement personnel, nous devrions nous efforcer de comprendre nos désirs et de vivre en harmonie avec eux. Il s’agit donc ici de se demander si le désir doit être traité comme une force extérieure et oppressante ou comme une partie de l’être qu’il se doit d’assumer afin d’être authentique.
Un désir qui nous éloigne de nous-mêmes
Le désir, par son impétuosité, trouble et effraie l’esprit rationnel. L’homme, dont l’essentielle liberté est fondamentalement tributaire de la raison, sent, lorsque le désir le submerge, qu’une part de son autonomie lui est arrachée et qu’il est désormais soumis au joug de ce puissant sentiment. Les enseignements du Bouddha, entre autres, vont en ce sens ; selon ceux-ci, c’est par l’asservissement du désir à la réflexion que le monde, à l’instar de l’esprit de chacun, peut être libéré de ses chaînes.
Cette analogie entre la relation de l’homme et de sa passion et celle d’un esclave et de son maître est également présente chez Emmanuel Kant (1724-1804) ; à ses yeux, nous sommes de vulgaires marionnettes de nos sentiments. En effet, même avec de la volonté, nous ne pouvons choisir rationnellement les objets sur lesquels notre désir se projette, car, comme l’indique Kant dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, « le concept du bonheur est un concept si indéterminé que […] personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire ». En d’autres termes, nul ne possède le savoir nécessaire pour choisir ce qui est réellement bon pour lui, car il faudrait pour cela connaître tous les facteurs qui influenceront notre avenir.
Désirer une chose ne garantit donc aucunement qu’elle soit intrinsèquement bonne, même si nous avons des arguments apparemment viables en ce sens. Combien de fois, par exemple, croyons-nous que notre situation s’améliorera si nous obtenons ceci ou cela, avant de nous apercevoir, lorsque nous atteignons l’objectif souhaité, qu’il ne correspond pas à ce que nous imaginions, ou qu’il n’a rien de bénéfique ? C’est qu’en plus d’être instables, nos désirs tiennent plus de l’imaginaire que du réel, ce qui les rend impossibles à combler. L’objet exact que nous convoitons ne peut exister ailleurs que dans notre esprit ; c’est pourquoi le désir est un manque constant et conduit souvent à de vaines souffrances, nous éloignant de ce que nous croyions être et nous laissant l’esprit brouillé, désespéré face à notre échec perpétuel à assouvir nos sentiments.
Doit-on nier ou exalter le désir ?
Le désir comporte sa part de terrible. Le combat entre le désir pulsionnel et la volonté rationnelle est parmi les plus déchirants que l’être aura à affronter au cours de son existence, tout particulièrement lorsque ce désir s’oppose diamétralement à ses valeurs ou à celles prescrites par la société. L’homosexualité, par exemple, bien qu’elle soit de plus en plus largement acceptée, demeure pour plusieurs une importante source de conflits intérieurs, car cette image s’oppose souvent à celle que l’individu s’était construit de lui-même, ou que la société projette comme « correcte ». Or, on ne peut raisonnablement pas rejeter ses désirs ; on peut tenter de les nier ou de les ignorer, mais ils existent.
Ainsi, selon David Hume (1711-1776), la peur de ses propres sentiments provient de ce refus de la raison de se soumettre aux pulsions, mais la solution se trouve au coeur même de ce problème : et si la raison avait avantage à être attentive aux sentiments, à se construire en fonction d’eux plutôt que contre eux ? Une première réaction défensive, face à la violence du désir, est compréhensible, mais ne saurait l’être si elle perdure. Parce que nous sommes Homo sapiens, l’homme qui pense, et que nous sommes élevés comme tels, nous percevons nos pulsions comme des vestiges de notre animalité que nous tentons de balayer du revers de la main. Or, c’est grâce au mélange de notre ingéniosité et de ces bas instincts que nous avons développé une panoplie de techniques pour vivre mieux dans tous les milieux. La sagesse que nous recherchons ne saurait donc se limiter à la pure logique.
Certes, les objets de notre désir sont extérieurs à nous, mais ils ne sont pas choisis aléatoirement ; leur ensemble reflète notre personnalité profonde, nos valeurs et, somme toute, notre identité entière. La simple notion de se soumettre à ses désirs souligne déjà une erreur de notre part ; nous incarnons nos désirs aussi bien que notre entendement, et il ne peut réellement être question de domination de l’un sur l’autre. Il est plutôt question de collaboration, d’adéquation de la passion et de la raison : c’est la seule manière d’être à la fois intègre et libre. Intègre, d’abord, parce que l’acte motivé d’un commun accord du raisonnement et du désir ne peut représenter que le moi tout entier. Libre, ensuite, car, comme l’indique Henri Bergson (1859-1941) « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, qu’ils l’expriment », ce qui ne peut être le cas que quand nous agissons selon une influence partagée de notre jugement et de nos pulsions.
Qui plus est, le désir conduit aussi à une certaine forme de salut. Jean-Paul Sartre (1905-1980) écrivait, expliquant en quoi l’existence précède l’essence, que « l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et […] se définit après ». Le désir, susceptible de provoquer la confrontation du soi que l’on veut raisonnablement devenir et de celui auquel nous aspirons, semble-t-il, plus naturellement, préside à cette rencontre, à ce surgissement nécessaire à la définition de l’homme. Chaque décision que nous prenons parce que nous sentons qu’elle est la bonne alors que nous sommes tiraillés, chaque centre d’intérêt soudain qui nous plonge dans une passion renouvelée nous en révèle davantage sur nos attributs et sur nos buts personnels, ce qui, d’une part, nous permet d’établir de plus en plus solidement notre identité et d’ainsi éviter une certaine angoisse — ce qui peut paraître paradoxal, il est vrai ; le désir est anxiogène lorsqu’il nous assaille, mais sa résolution est souvent celle d’une crise sous-jacente qui, insidieusement, par la négation de soi ou par le maintien dans une crainte et une impression de fragilité constantes, l’était plus encore — et, d’autre part, nous motive, comme si la stabilité nous était intolérable, à vouloir dépasser les limites que nous venons de découvrir.
En effet, désirer motive à agir. Le désir étant un manque, nous cherchons à le combler, compulsivement d’abord, puis avec rationalité dès que nous en acquérons la capacité. Ainsi, comme l’indique Hume, « l’impulsion ne provient pas de la raison mais est seulement dirigée par elle » ; la raison est essentielle parce qu’elle trace la voie, mais elle ne peut à elle seule servir de carburant et inciter au dépassement de soi. À cet égard, notons aussi que l’ambition, qui est, grossièrement, un désir puissant et dirigé d’élévation, est à la base de toute réalisation d’envergure, que ce soit, pour notre écrivain, la publication d’un manuscrit, pour un autre l’achat d’une propriété ou pour un étudiant la réussite d’un cours particulièrement exigeant. Selon le psychologue humaniste Abraham Maslow (1908-1970) et sa fameuse pyramide, l’accomplissement personnel est le besoin « supérieur » chez l’humain, celui dont la réalisation est à la fois la plus difficile et la plus gratifiante. Le désir, supposément si primaire, constituerait ainsi le fil conducteur de l’ensemble des aspirations humaines et conduirait, ultimement, à l’atteinte des buts les plus nobles et les plus essentiels, en plus d’être la source d’innombrables démonstrations de l’ingéniosité humaine. Chaque fois qu’un grand esprit a désiré comprendre un phénomène ou inventer une solution, il a su décupler les capacités de sa raison pour y parvenir. Le progrès, donc, voilà où conduit le désir, pour l’individu avant tout, puis pour la collectivité, voire l’humanité qui en bénéficie. Louons la raison, notre plus grand atout, mais ne nions pas hypocritement l’influence du désir, même sur les plus intellectuels de nos accomplissements.
Le désir comme flamme intérieure
Somme toute, le désir, malgré son caractère impétueux et le trouble qu’il engendre, est nettement plus qu’un sentiment sauvage et primitif. Il est pour le désirant telle une flamme intérieure, l’éclairant sur sa nature profonde et le poussant à l’action. Le chemin qu’il trace, s’il risque fort d’être cahoteux, si certains malheureux semblent n’en voir jamais la fin, demeure celui de soi, d’une part, et celui du dépassement de ce même soi d’autre part. Conséquemment, éviter ses désirs par crainte, c’est éviter de vivre pleinement, c’est échapper aux tourments, certes, mais c’est aussi échapper à son potentiel, à tout ce qu’il aurait été possible de réaliser, bref, à une vaste part de son bonheur. Dans cet ordre d’idées, la libération individuelle, amorcée en grande pompe dans les années 1970, doit se poursuivre par l’exaltation des désirs de tout ordre. Le bonheur de tous passe par le bonheur de chacun, quoi qu’en disent les détracteurs de l’individualisme. Sa forme actuelle est problématique, j’en conviens, mais c’est que le crucial équilibre de la raison et de la passion y fait défaut. Les buts personnels, lorsqu’ils sont minimalement raisonnables, peuvent être étendus à tous, et le désir est nécessaire à cette bénéfique extension.
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