VLB, le béret, le voile et la thèse de Sandel

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Dans Le Devoir cet hiver (4 mars), Victor-Lévy Beaulieu soulevait une importante question relativement à la liberté de religion, question qui rejoint un questionnement de la théorie juridique contemporaine. En se demandant si la juge Eliana Marengo avait eu raison de refuser d’entendre l’affaire d’une femme musulmane portant un hidjab, l’écrivain et éditeur relatait l’expérience qu’il a vécue lorsqu’il s’est présenté devant un juge avec un béret. La question qu’il pose alors est la suivante : « Imaginons que le Conseil de la magistrature donne raison à Rania El-Alloul. Comment pourrait-on alors ne pas permettre à tout un chacun le port du couvre-chef devant nos tribunaux ? Un motard portant bandeau, un policier portant képi, un Québécois d’origine haïtienne portant tuque, une femme portant chapeau à voilettes, un sportif portant casquette commanditée ne pourraient-ils pas à leur tour réclamer que, à “l’usage commun”, on substitue “l’usage particulier” ? »
Le même débat sous-tend la question du droit à l’égalité et l’obligation corollaire d’accommodement raisonnable sans contrainte excessive. Si l’on permet à une femme de ne pas travailler le samedi pour des raisons religieuses (voir le célèbre arrêt Simpsons-Sears, CSC 1985), pourquoi ne permettrait-on pas à une personne souhaitant pratiquer un sport avec ses enfants ou à un autre employé devant s’occuper d’un parent malade de s’absenter aussi du travail pour ces motifs autres que religieux ? Lorsque la Cour suprême du Canada reconnaît à un jeune sikh le droit de porter un kirpan à l’école (arrêt Multani, 2006), pourquoi les autres élèves ne pourraient-ils pas également porter une arme ? Si les juifs hassidiques peuvent construire une souccah sur leur balcon (arrêt Amselem, CSC 2004), les autres copropriétaires de l’immeuble ne pourraient-ils pas, eux aussi, ériger des constructions temporaires ou saisonnières ?
La question plus fondamentale que soulèvent ces différentes affaires a récemment été formulée en philosophie politique et en théorie constitutionnelle : pourquoi accorder un traitement préférentiel à la religion dans le droit et le discours public ? (Brian Leiter, Why Tolerate Religion ? Princeton UP, 2012) Ou encore, dans la perspective soulevée par monsieur Beaulieu : pourquoi la religion permettrait-elle des pratiques, tel le port de signes religieux, que des motivations non religieuses ne permettraient pas ? Pour répondre à ce type de question, il importe de s’intéresser à la valeur de la liberté de religion et à sa signification. La philosophie du droit permet d’éclairer l’actuel débat public.
Il devient difficile de distinguer entre les différentes pratiques si l’on continue de présenter la liberté de religion comme une liberté de choix. Les écrits du philosophe américain Michael Sandel (1953-), professeur à l’Université Harvard, bien connu pour ses travaux sur la justice, peuvent nous permettre de mieux comprendre le sens de la liberté de religion et de déterminer quelle vertu on veut honorer en reconnaissant un tel droit fondamental. Il s’agit en effet de reconnaître, au premier chef, que le respect de ce droit favorise la réalisation d’un bien humain important : pour certaines personnes, mener une vie fondée sur les préceptes d’une religion, quelle qu’elle soit, constitue un mode de vie ayant une valeur morale fondamentale.
La justification ne saurait consister à demeurer neutre par rapport au contenu des différentes théories morales et religieuses en présence, comme cela est souvent affirmé dans le sempiternel débat entre libéraux et communautariens. Pour en arriver à préciser en quoi une vie menée religieusement constitue un bien humain important, il ne suffit cependant pas de montrer, à la manière communautarienne, que les valeurs de la communauté définissent ce qui vaut comme conception de la vie bonne ; le caractère moral ne dépend pas du fait qu’une communauté ou une tradition donnée reconnaisse ces valeurs : « le fait que certaines pratiques soient avalisées par les traditions d’une communauté particulière ne suffit pas à les rendre justes ». Les communautariens pensent que les droits devraient se fonder sur les valeurs sociales dominantes.
Quant aux libéraux, ils évitent également de se prononcer sur le contenu des finalités que les droits servent à promouvoir : « Le respect invoqué par le libéral n’est pas à proprement parler un respect pour la religion, mais un respect pour le moi qui adopte des croyances religieuses, ou encore un respect pour la dignité qui consiste à être capable de choisir librement la religion que l’on veut. Dans la conception libérale, les convictions religieuses sont dignes de respect, non pas en vertu de leur contenu, mais en vertu du fait qu’elles sont “le produit d’un choix libre et volontaire”. » Cette manière de définir la liberté de religion, écrit Sandel, « tente de garantir le droit à la liberté religieuse sans porter aucun jugement sur le contenu des croyances des individus ni sur la valeur morale de la religion en tant que telle ». De plus, en jetant un voile de neutralité sur les pratiques religieuses, le droit tend à leur reconnaître une importance égale.
Selon Sandel, il existe en effet une troisième conception possible, consistant à reconnaître que la justification des droits repose sur la valeur morale des finalités au service desquelles ils sont mis. La question que pose la liberté de religion est celle de s’interroger : « Pourquoi le libre exercice de la liberté de religion doit-il bénéficier d’une protection constitutionnelle particulière ? » Conçue à l’origine comme mesure de protection de la dissidence, la liberté de religion a traditionnellement été pensée sur la base de la notion d’autonomie propre au libéralisme. Dans l’arrêt Amselem, la Cour suprême du Canada a reconnu un tel fondement à la liberté de religion : « Quels sont donc le contenu et la définition du droit à la liberté de religion garanti à chaque personne par la Charte québécoise (ou la Charte canadienne) ? Notre Cour applique depuis longtemps une définition extensive de la liberté de religion qui repose sur les notions de choix personnel, d’autonomie et de liberté de l’individu. »
Toutefois, la liberté de religion peut difficilement être justifiée sur la seule base de cette liberté de choix. En effet, à la question de savoir pourquoi la liberté de religion doit bénéficier d’un statut lui reconnaissant une priorité sur les autres conceptions de la vie bonne, il semble insuffisant de répondre que la liberté de religion doit être protégée parce qu’elle est « liberté ». Même dans le droit à la liberté de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour suprême a reconnu que ce ne sont pas toutes les décisions prises, de manière autonome, pour sa vie qui sont protégées : si mener à terme ou non une grossesse peut l’être (juge Wilson dans l’arrêt Morgentaler 1988), consommer de la marijuana ou jouer au golf ne constituent pas des modes de vie ayant suffisamment de valeur pour faire l’objet d’une garantie constitutionnelle (arrêt Malmo-Levine ; Caine 2003).
Droits et préférences
En mettant sur le même plan les convictions religieuses et les autres projets de vie individuels qu’un sujet autonome peut choisir, il devient difficile de distinguer entre les droits de la conscience et les simples préférences individuelles. Plutôt que d’en faire un droit à l’autonomie individuelle, Sandel propose de porter attention au « rôle joué par la religion dans la vie de ceux pour qui l’observation des devoirs religieux représente une finalité constitutive, essentielle à leur bien et indispensable à leur identité ». La question du port de signes religieux a souvent été abordée dans le débat public québécois comme relevant du ressort de la liberté de choisir qu’auraient ou que n’auraient pas les croyants, et plus particulièrement les femmes musulmanes qui portent le voile : « Ce qui fait qu’une croyance religieuse est digne de respect n’est pas son mode d’acquisition — choix, révélation, conviction ou habitude — mais la place qu’elle occupe dans une vie bonne, ou les traits de caractère qu’elle favorise, ou encore (d’un point de vue politique) son aptitude à nous faire cultiver les habitudes et les dispositions qui font les bons citoyens. La thèse qui veut que l’on accorde une protection particulière au libre exercice de la religion présuppose donc que la croyance religieuse, avec les particularités de sa pratique dans une société donnée, produit des manières d’être et d’agir qui sont louables et dignes d’appréciation positive, soit parce qu’elles sont admirables en elles-mêmes, soit parce qu’elles favorisent des traits de caractère qui font les bons citoyens. Si nous n’avons aucune raison de penser que les croyances religieuses contribuent à des modes de vie dignes d’admiration, nous affaiblissons les arguments en faveur du droit à la liberté religieuse. »
Selon Sandel, « la justification morale du droit à la liberté de religion comporte inévitablement un jugement ; on ne peut totalement séparer la défense d’un droit d’un jugement de fond sur la valeur morale de la pratique qu’il protège ». En d’autres termes, c’est en jugeant que la pratique religieuse vaut d’être honorée, c’est-à-dire qu’elle est une vertu à honorer, que la protection du droit est justifiée.
Liberté de conscience, pas de choix
En conséquence, la liberté de religion ne saurait être suffisamment justifiée sur la seule base de la traditionnelle liberté de choisir : afin d’en saisir toute la dimension, la liberté de religion doit être considérée comme liberté de conscience, plutôt que comme liberté de choisir. Là où la conscience dicte, la liberté de choix permet de décider ; le plus souvent, ce n’est pas par choix que le croyant agit, mais par devoir — ce qui soulève la question, dès lors, de la validité d’une telle éthique du devoir. Ainsi, la personne qui pratique sa religion pourra considérer qu’elle ne peut retirer son signe religieux parce que la religion à laquelle elle adhère lui impose de porter un tel signe. L’autre option ne consiste pas à la forcer à retirer son signe religieux, pour travailler, témoigner, prêter serment, etc., mais à déroger à la liberté de religion.
Dans les chartes, la protection de la liberté de religion accompagne généralement la liberté de conscience. Selon ce que propose Sandel, la liberté de religion serait une composante de la liberté de conscience : le croyant a la conviction que ce qui relève de sa religion lui est dicté par sa conscience, qu’il n’a d’autre choix que d’obéir à une norme religieuse. Il peut arriver parfois qu’il ait le sentiment, pour certaines pratiques religieuses, de pouvoir ou non s’y soumettre, alors la liberté de religion prendrait davantage la forme d’une liberté de choix dans de tels cas.
Quelques références
Le libéralisme et les limites de la justice, Seuil, Paris, 1999.Justice. What’s the Right Thing to Do ?, FSG, New York, 2010.
Religious Liberty. Freedom of Conscience or Freedom of Choice ?, Utah Law Review, 1989.