Le Devoir de philo - John Dewey s’opposerait à une intervention militaire en Syrie

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Le Conseil de sécurité débat actuellement d’une résolution prévoyant l’usage de la force dans l’éventualité où la Syrie tarderait à neutraliser son arsenal d’armes chimiques. Moscou s’oppose vigoureusement à une telle résolution, à laquelle elle semble prête à opposer son veto.
Quelques jours après l’accord de désarmement russo-américain, rien n’est encore acquis. John Kerry ne cesse de rappeler qu’une intervention militaire demeure possible, avec ou sans l’aval du Conseil de sécurité, tandis que son homologue russe, Sergueï Riabkov, dénonce les conclusions politisées et incomplètes des enquêteurs de l’ONU.
Les intrigues diplomatiques des derniers jours ramènent à l’avant-plan un scénario que plusieurs croyaient exclu, celui d’une intervention militaire menée par les États-Unis et la France. Une telle intervention implique des risques très importants. Les experts évoquent des représailles contre Israël ou l’intervention de l’Iran (qui est liée à la Syrie par un pacte de défense mutuelle).
L’éventualité de la chute rapide du régime Assad plongerait certainement le pays dans un nouveau cycle de violences tribales similaire à ce qui se déroule en Irak depuis des années.
Bref, une intervention militaire, en dépit de l’approbation éventuelle du Congrès et malgré la noblesse de ses intentions, pourrait très bien mener au chaos, comme ne cesse de le rappeler Assad lui-même. En revanche, l’avenue diplomatique pourrait très bien constituer un attrape-nigaud, une simple stratégie pour gagner du temps afin d’en finir avec l’opposition syrienne.
Est-il préférable de risquer le déchaînement de violences injustes et intolérables, ou vaut-il mieux intervenir militairement en Syrie, quitte à risquer le déclenchement d’une série d’événements catastrophiques ? Voilà, il me semble, la difficile question éthique à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés.
Le philosophe américain John Dewey (1859-1952), l’un des pères de la philosophie pragmatiste, nous permet d’a border ce type d’enjeu, qui est intimement lié au développement de son idéal démocratique et de sa philosophie politique.
Au service d’une fin juste
Durant la Première Guerre mondiale, Dewey, à la surprise générale, appuya l’entrée en guerre des États-Unis. Dans ce contexte, le philosophe considérait que l’« emploi intelligent » des forces armées constituait un moyen employé au service d’une fin juste, soit l’établissement d’un ordre mondial démocratique et pacifiste. Le pacifisme, paradoxalement, se faisait complice des visées antidémocratiques de l’Empire allemand.
Pour Dewey, cette guerre était fondamentalement philosophique. L’ennemi n’était pas l’Empire allemand, mais son militarisme et ses politiques telles qu’elles étaient justifiées dans le prolongement de la tradition idéaliste allemande.
Dans la mesure où le pragmatisme de Dewey se constitue explicitement en réaction à cette tradition, à laquelle il a adhéré durant sa jeunesse, son engagement en faveur de la guerre constitue une manière d’affirmer sa philosophie pragmatiste.
Il est possible de faire certains parallèles entre les réflexions de Dewey à l’aube de la Première Guerre mondiale et les enjeux qui sont aujourd’hui les nôtres. L’intervention militaire en Syrie, tout comme l’engagement américain dans la Première Guerre mondiale, se fait au nom de la démocratie et de la paix.
Le leitmotiv américain
Cela ne devrait guère nous surprendre dans la mesure où la formule du président de l’époque, Woodrow Wilson, qui disait entrer en guerre « pour rendre le monde sécuritaire pour la démocratie » (« to make the world safe for democracy »), est un puissant leitmotiv de la politique américaine.
Employée par George W. Bush afin de justifier l’invasion de l’Irak, on comprendra que la formule soit en ce moment impossible à utiliser, et ce, bien que cet objectif ser ve de caution morale à une éventuelle intervention militaire : les bons démocrates se font un devoir de punir les méchants dictateurs.
Ces similitu des pourraient nous laisser croire que Dewey appuierait l’intervention militaire en Syrie. Mais, selon nous, tel n’est pas le cas.
Dans les mois suivant la guerre, Dewey modifia profondément ses perspectives. Les négociations entourant le traité de Versailles et la constitution de la Société des nations, plutôt que de témoigner d’un véritable esprit de coopération internationale, ont laissé place à l’expression exacerbée des nationalismes et à la politique conflictuelle des intérêts nationaux.
Dewey s’était trompé, et en bon pragmatiste, il retourna à sa table à dessin afin de reconsidérer le problème de la guerre et de sa relation à la démocratie. C’est dans ce con texte que Dewey se joint au mouvement pour la « mise hors la loi de la guerre » (« outlawry of war »), dont il devient le principal théoricien.
La proposition fondamentale du mouvement est de modifier le droit international afin de rendre la guerre illégale. Pour Dewey, il est étrange que le droit international, plutôt que d’interdire la guerre, encadre sa pratique. Le droit spécifie les modalités d’une déclaration de guer re, balise l’emploi de la force, réglemente le traitement des prisonniers, etc. Le droit inter national a ainsi l’effet pervers de faire de la guerre un moyen légitime de résoudre un conflit.
Dewey propose de mettre la loi du côté de la paix afin d’en finir avec un système international fondamentalement guerrier, qui a prouvé à maintes reprises que la guerre pour mettre fin à la guerre n’est pas une solution. Le plan prévoit également l’établissement d’une cour internationale - calquée sur le modèle de la Cour suprême des États-Unis - devant laquelle tous les pays s’engageraient à présenter leurs conflits.
Une telle cour, contrairement à l’actuelle Cour internationale de justice de La Haye, devrait d’emblée être reconnue compétente par tous les États, qui renonceraient à être les juges de leurs propres causes. C’est alors la justice, et non pas la guerre, qui prendrait le relais de la politique.
Un autre avantage d’une telle cour serait d’identifier clairement l’objet réel des conflits devant l’opinion publique mondiale, ce qui permettrait d’éviter bon nombre de guerres menées sous de faux motifs.
Par exemple, Dewey écrit qu’il ne peut s’imaginer « le peuple américain entrer en guerre contre le Mexique si la cause avouée du conflit, ce sont les intérêts pétroliers américains » (notre traduction).
L’implication du public dans les questions de politique étrangère est un aspect central du plan de Dewey. L’existence d’une opinion publique informée par un parti neutre quant aux causes réelles d’un conflit constitue l’ultime garantie de ce plan, tout autant que son pari le plus audacieux.
Derrière les portes closes
La guerre, décidée derrière les portes closes des cabinets, s’est jusqu’ici conduite à l’encontre de l’intérêt des peuples, malgré les prétentions et les promesses des dirigeants contre lesquels le plan de Dewey propose de se révolter. La création d’une opinion publique éclairée, pour laquelle la guerre est un crime, est le seul moyen d’éradiquer la guerre.
Conséquemment, un des aspects importants du mouvement consiste à mobiliser un tel public. Ainsi, le moyen de faire adopter le plan pour l’« outlawry of war » est également le moyen de faire fonctionner ce plan par la suite.
Le plan de Dewey, à la différence de son engagement antérieur en faveur de l’entrée en guerre des États-Unis, arrime les fins et les moyens, qui ne sauraient s’opposer. Il faut bien préciser que le pragmatisme refuse d’opposer fins et moyens, qu’il s’agit plutôt de réconcilier. Les moyens sont les actions constitutives des fins, qui ne sont ni définitives ni stables, mais des agrégats de moyens en mouvement.
Pour Dewey, et il s’agit du coeur de son système éthique, la valeur des moyens et des fins se définit réciproquement. En d’autres termes, il est impossible de réfléchir à une fin sans avoir une idée des moyens à notre disposition, ni de l’emploi de ces moyens sans une idée des fins poursuivies. Bref, la fin ne justifie pas les moyens. La fin et les moyens se justifient mutuellement et ne peuvent être de nature contraire.
Durant la Première Guerre mondiale, l’erreur de Dewey fut d’oublier cela. Trop pressé d’en découdre avec l’impérialisme allemand et ses postulats philosophiques, il a étrangement proposé une réflexion qui a l’apparence d’une « théodicée » (une explication qui justifie la présence temporaire d’un mal qui, en fait, servirait le bien) que n’aurait pas dédaignée Hegel lui-même.
Si le projet de Dewey peut sembler totalement utopique, il faut admettre que certains de ses aspects se sont concrétisés. Par exemple, les signataires du pacte Briand-Kellogg de 1928 renoncent à la guerre afin de régler leurs différends (la Syrie n’en est cependant pas signataire).
Il faut également souligner la multiplication des cours internationales et d’institutions « neutres » qui permettent d’informer et de mobiliser l’opinion publique, dont les différentes agences d’inspection de l’ONU.
Comment articuler le projet de John Dewey à l’alternative que pose aujourd’hui le conflit syrien ? Tout d’abord, soulignons que sa réflexion nous incite à refuser la logique des sanctions dont se réclame l’intervention militaire. Dans la mesure où les moyens et les fins sont mutuellement constitués, ceux-ci doivent s’harmoniser. La guerre n’entraîne jamais la paix, sinon une paix contenant les germes d’une guerre prochaine.
De la même manière, une guerre illégale (non autorisée par le Conseil de sécurité) ne saurait constituer une réponse à des actions illégales menées dans le cadre d’une guerre. L’examen des conséquences possibles des moyens employés, qui est également central dans l’éthique de Dewey, devrait exclure l’avenue de l’intervention.
La paix à long terme
Ensuite, le parcours de Dewey nous rappelle qu’il est primordial de résister à la rhétorique de l’urgence et aux appels sentimentaux, pour garder l’objectif sur l’établissement de la paix à long terme. Il appartient à un public informé, capable de distinguer les faits des manipulations politiciennes, de décider de la politique étrangère.
La conclusion de l’enquête des inspecteurs de l’ONU, qui reprendra sous peu, devrait précéder toute décision quant aux politiques à adopter, surtout après le désastre irakien, qui, au moins, servirait à quelque chose.
L’opinion publique devrait également chercher à cerner les causes réelles de la guerre qui se cachent derrière les intentions bienveillantes. L’enjeu n’est certainement pas le bien-être des Syriens et l’emploi d’armes chimiques. Comme le remarque Dewey, presque toutes les guerres sont menées sous le prétexte vaseux de la « défense ».
Or, ce qui semble réellement en jeu dans cette intervention, ce sont essentiellement des intérêts géopolitiques non avoués : envoyer un message à l’Iran et affaiblir son allié ; priver la Russie de sa seule base navale extérieure ; en finir avec le parti Baath et le panarabisme, etc.
Un aspect de la démocratie
Il est d’ailleurs pertinent de rappeler que les deux puissances occidentales prêtes à intervenir en Syrie, la France et les États-Unis, ont longtemps considéré la Syrie comme une province conquise. Après la Première Guerre mondiale, la France, contre l’avis des Américains, a fait entrer la Syrie dans sa sphère d’influence, une situation qui perdura jusqu’en 1946. Depuis, dans la nouvelle Syrie « indépendante », aucun changement de gouvernement ne s’est réalisé sans l’implication des services secrets américains.
Un public à qui on rappellerait ces simples faits serait davantage susceptible de s’opposer à l’intervention militaire et probablement plus proche des positions pacifistes chères à Dewey.
Enfin, le philosophe refuse de réduire la démocratie à un mode de gouvernement. La mécanique d’un gouvernement démocratique n’est qu’un aspect de la démocratie, ici comprise comme un véritable mode de vie dans lequel l’éducation et la participation du public aux processus politiques sont fondamentales.
En somme, une résolution du Conseil de sécurité ou un vote du Congrès en faveur de l’intervention militaire en Syrie ne seraient pas pour lui les seuls garants du caractère démocratique de celle-ci.