Peter Singer, la souffrance animale, la poule... et l'oeuf

Pour Singer, du point de vue de l’éthique normative, c’est le refus de toute souffrance inutile qui prime.
Photo: Agence Reuters Beawiharta Pour Singer, du point de vue de l’éthique normative, c’est le refus de toute souffrance inutile qui prime.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d'histoire et d'histoire des idées le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Aujourd'hui, une réflexion sur le végétarisme et la souffrance animale... de quoi mettre un peu de chair autour de l'os de nos conversations autour de la dinde à Noël!

Mon amie Valéry Giroux ne mange pas de viande. Moi non plus. Elle ne consomme ni poisson, ni lait, ni oeufs, ni aucun produit d'origine animale. Valéry est végétalienne et même végane: au-delà de son assiette, elle refuse de porter de la fourrure ou du cuir et n'utilise pas de cosmétiques testés sur des animaux. Pour ma part, je suis largement végan, mais je crois que certaines exceptions sont moralement acceptables. Ainsi, je pourrais manger des oeufs de poules «heureuses». Pas Valéry. Elle est abolitionniste. Je suis welfariste. Qu'est-ce que tout cela veut dire?

La question est d'actualité. Dans quelques jours, le 1er janvier 2012, le sort des poules pondeuses va s'améliorer en Europe, où les cages traditionnelles seront interdites. Au Québec et en Amérique du Nord, toutefois, les progrès sont beaucoup plus timides, pour ne pas dire inexistants.

Je ne suis pas né végétarien. La première fois que j'ai regardé mon burger d'un oeil suspicieux, c'est après avoir lu un livre de Peter Singer. Ce philosophe australien né en 1946, actuellement professeur à Princeton, est considéré comme la plus influente figure actuelle en éthique animale. À 29 ans, il publiait La libération animale, désormais un classique dans le monde intellectuel anglosaxon. Dans ce livre et d'autres qui ont suivi, Singer soutient qu'on ne peut justifier moralement la somme considérable de souffrances que nos pratiques (notamment alimentaires) infligent aux animaux. Il importe donc de lutter pour améliorer leur bien-être (welfare en anglais). Tel est, en résumé, le principe de base du welfarisme.

Il existe plusieurs bonnes raisons de ne pas manger de viande: pour sa propre santé ou pour l'environnement, par exemple (l'industrie de la viande émettrait autant de gaz à effet de serre que l'ensemble des transports). Mais pour Singer, du point de vue de ce qu'on appelle l'éthique normative, c'est le refus de la souffrance inutile qui prime. Les conséquences ne sont pas négligeables: «Même si nous ne devions cesser de faire souffrir les animaux que dans les cas où il est tout à fait certain que les intérêts des êtres humains n'en seront pas affectés dans une mesure comparable à celle où sont affectés les intérêts des animaux, nous serions obligés d'apporter des changements radicaux dans la façon dont nous les traitons.» (Singer, L'égalité animale expliquée aux humain-es. Texte disponible gratuitement en ligne.)

Un philosophe dans sa cuisine

L'argument de Singer est simple: le plaisir gastronomique de l'amateur de burgers ne justifie pas la souffrance du boeuf dont on consomme la viande. Par là même, Singer se réclame de l'utilitarisme et pense que la moralité de nos actions dépend d'abord de leurs conséquences: l'utilitarisme est en effet une forme de «conséquentialisme». Or, selon l'utilitarisme, comme le disait son fondateur Jeremy Bentham (1748-1832), nous devrions nous efforcer d'agir en visant «le plus grand bonheur du plus grand nombre». Et Bentham précisait aussitôt que l'on doit une égale considération des intérêts à tous ceux que nos actes concernent: «chacun compte pour un et personne pour plus d'un».

Mais faut-il tenir compte des intérêts des animaux? Oui, répondait déjà Bentham. Car ce sont des êtres sensibles. Il ne fait pas de doute que les vertébrés (mammifères, oiseaux, poissons) qui, comme nous, sont pourvus d'un système nerveux central, peuvent ressentir le plaisir et la douleur. Et ce n'est pas là oublier les souffrances humaines: Singer est même très engagé dans la lutte contre la pauvreté, comme en témoigne son dernier livre Sauver une vie (Michel Lafon, 2009). Mais l'éthique utilitariste s'impose aussi, au quotidien, dans notre assiette.

Que mange donc notre philosophe? Voici ce qu'il confiait dans une entrevue en 2006: «Je ne mange pas de viande. Je suis végétarien depuis 1971. Je suis graduellement devenu de plus en plus végan. Je suis largement végan, mais je suis un végan flexible. Je ne vais pas au supermarché acheter des produits non végans pour moi-même. Mais lorsque je voyage ou lorsque je suis reçu chez des gens, je suis heureux de manger végétarien plutôt que végan.» En tapant «Singer cooking dhal» dans YouTube, vous pourrez même le voir aux fourneaux. Un philosophe dans sa cuisine, c'est ce qu'on appelle de l'éthique appliquée!

Qui mange un oeuf mange-t-il un boeuf?

À l'heure actuelle, le débat n'est plus de savoir si nous devrions être végés. La majorité des philosophes qui pensent avant d'ouvrir la bouche s'accordent, au minimum, pour condamner l'élevage industriel (qui produit 99 % de la viande consommée au Canada). L'enjeu s'est donc déplacé: certains produits d'origine animale sont-ils acceptables? Quelle forme de végéta(?)isme faut-il promouvoir? Sur le choix du r ou du l, beaucoup d'encre a coulé ces dernières années en éthique animale.

Que veut dire Singer lorsqu'il se définit comme un végan flexible? Qu'il ne suit pas une règle absolue. Que certaines exceptions sont légitimes. Mais pourrait-il aller se faire cuire un oeuf? Ici, tout va dépendre des conditions de production. Si, comme la quasi-totalité de ceux qu'on trouve à l'épicerie, l'oeuf provient de poules en batterie, vivant recluses (par sept dans un espace équivalant à une double page du Devoir), ne voyant jamais la lumière du jour et finissant en farines animales, on peut parier que Singer, en bon welfariste, s'abstiendra.

Mais qu'en est-il si les poules sont heureuses? Que penserait-il des poules urbaines? Verrait-il un problème à manger des oeufs venant d'un élevage au grand air et en liberté, selon des méthodes qui respectent le mode de vie naturel des gallinacés? Puisque l'oeuf ne souffre pas, et en supposant que la poule ne souffre pas non plus, Singer serait fondé à se montrer flexible (il faudrait quand même se demander comment l'éleveur gère les poussins mâles, généralement détruits à la naissance).

Tous les végans ne sont pas flexibles. Mon amie Valéry, par exemple, ne mangerait pas cet oeuf. Sa position est plus radicale. Valéry vient de finir une thèse à l'Université de Montréal dans laquelle elle critique la position de Singer et se réclame de Gary Francione, un professeur de droit américain. Or, en éthique animale, Francione est aujourd'hui le chef de file du mouvement abolitionniste.

Des droits pour les animaux?

Sur le site internet de Francione, abolitionistapproach.com, on peut voir un bandeau sans équivoque: «Le droit des animaux: l'approche abolitionniste... et l'abolition veut dire le véganisme!» On y trouve aussi un manifeste dont voici les premiers articles:

«La position en faveur des droits des animaux soutient que tous les êtres sensibles, humains ou non humains, ont un droit: le droit fondamental de ne pas être traités comme des marchandises.

La reconnaissance de ce droit fondamental signifie que nous devons abolir, et non pas seulement réglementer, l'exploitation animale institutionnalisée — parce que se contenter de réglementer renforcerait l'idée que les animaux sont la propriété des humains.

Tout comme nous rejetons le racisme, le sexisme, la discrimination selon l'âge et l'homophobie, nous rejetons le spécisme. L'espèce à laquelle appartient un être sensible n'est pas une raison de lui refuser la protection offerte par ce droit fondamental, pas plus que la race, le sexe, l'âge ou l'orientation sexuelle ne sont des raisons d'exclure des humains de la communauté morale.»

On le voit, si les abolitionnistes refusent de manger des oeufs de poules «heureuses», c'est parce que cela entraîne la violation d'un droit fondamental: celui de la poule à ne pas être traitée comme un simple moyen, comme une chose. Il faut donc abolir cette sorte d'esclavage qui sévit arbitrairement contre les animaux. Voilà l'intuition fondamentale de l'abolitionnisme: les animaux ne sont pas des choses. C'est pourquoi, contrairement aux welfaristes, Francione met l'accent sur la valeur intrinsèque des animaux, et non pas sur leur bien-être. Cette approche s'inspire donc moins de Bentham que de Kant et des théories déontologiques voulant que certaines normes morales devraient toujours être respectées.

Lorsque Valéry veut me coincer, elle me demande si je suis «flexible» en matière de droits humains. Est-ce que je verrais des exceptions, par exemple, au fait qu'un viol est toujours inacceptable? Si je réponds que non, elle me taxe de spéciste: en effet, cela signifie que j'applique des principes moraux différents pour les humains (je leur confère des droits comme celui de ne pas être violé) et les non-humains (je me contente de minimiser leurs souffrances). Si je réponds que oui, je dois me justifier. La logique conséquentialiste voudrait que j'admette que violer une personne est acceptable si cela permet d'éviter deux viols. Ce n'est pas complètement fou, mais c'est loin d'être confortable. Bref, je marche sur des oeufs.

Ceci dit, je pourrais moi aussi taquiner Valéry: respecterait-elle encore son principe absolu si violer une personne permettait d'éviter vingt viols? Et si jamais elle demeure inflexible, elle peut compter sur moi pour ajouter dans la balance quelques innocents torturés et une bonne guerre nucléaire. En fait, elle pourrait me concéder le point pour ces situations improbables. Mais elle continuerait de dénoncer le double standard: des droits pour les uns et des cages de taille supérieure pour les autres.

Comme on l'imagine aisément, le débat entre abolitionnistes et welfaristes est loin d'être clos. C'est qu'il renvoie aussi à des questions éthiques fondamentales (ce qu'on appelle parfois la métaéthique). Et c'est probablement, d'un point de vue intellectuel, ce qui le rend si intéressant.

Élargir le cercle de la moralité

D'un point de vue pratique, toutefois, tous les oeufs sont pas mal dans le même panier. Welfaristes et abolitionnistes, végans flexibles et inflexibles, végétariens et végétaliens ont largement les mêmes objectifs. Tous militent pour élargir le cercle de la moralité.

Il n'est pas absurde de parler de progrès moral. Depuis l'Antiquité, des droits humains ont été conquis: pour les esclaves, les femmes, les noirs, les minorités sexuelles ou les handicapés. La démocratie et les libertés fleurissent lentement. Dans le livre qu'il publie cet automne, le psychologue cognitif Steven Pinker constate d'ailleurs que la violence entre humains a largement diminué au cours des siècles. Hélas, on ne peut pas en dire autant de la violence faite aux animaux.

Il serait grand temps de les inclure dans notre cercle de la moralité. Manger moins de viande, ne plus en manger du tout, devenir végans. Chacun d'entre nous, pour peu qu'il soit sensible aux droits ou au bien-être, peut contribuer à élargir le cercle. Trois fois par jour, le geste est simple, efficace, politique.

Certes, entre Valéry et moi, les clivages théoriques demeurent. Mais ils nous rassemblent plus qu'ils ne nous opposent (c'est ce qu'on appelle l'amitié). 
Comme le dit la formule : Ce n'est qu'un combat, continuons le début. Nous avons le pouvoir de changer les choses. C'est, en tout cas, ce que je crois. Mon amie Valéry aussi.

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Des suggestions, des commentaires? Écrivez à Antoine Robitaille: arobitaille@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo ou du Devoir d'histoire: www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo

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Martin Gibert, chargé de cours en éthique et en philosophie du droit à l'Université de Montréal, et doctorant associé au CREUM. Il a collaboré au livre d'Élise Desaulniers Je mange avec ma tête (Stanké, 2011). Valéry Giroux offrira le premier séminaire en éthique animale au Québec à l'hiver 2012 (Université de Sherbrooke).

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