Harry Potter ou le messianisme pour les nuls

Louis Dugal: «Nietzsche l’a bien vu, le christianisme s’adresse au troupeau. Son message est fort simple. Essentiellement, il commande de suivre l’exemple du berger, c’est-à-dire d’aimer les autres plus que soi-même jusqu’à leur consacrer notre vie dans le but de leur assurer un monde meilleur.»
Photo: - Le Devoir Louis Dugal: «Nietzsche l’a bien vu, le christianisme s’adresse au troupeau. Son message est fort simple. Essentiellement, il commande de suivre l’exemple du berger, c’est-à-dire d’aimer les autres plus que soi-même jusqu’à leur consacrer notre vie dans le but de leur assurer un monde meilleur.»
Les Harry Potter ont été un succès universel: jeunes et moins jeunes de toutes cultures en ont fait leur héros favori. Ce dont ils se rendent rarement compte, c'est qu'ils ont par le fait même adopté un avatar de Jésus comme modèle. «L'essentiel est invisible pour les yeux», disait un petit prince; le messianisme du sorcier de J. K. Rowling, en l'occurrence, passe inaperçu pour la plupart des yeux amateurs qui ont dévoré ses romans et leurs adaptations cinématographiques.

Nous ne passerons pas en revue ici les sept tomes de la série pour dresser les parallèles entre les messies de Godric's Hollow et de Nazareth. Ce serait enfoncer des portes ouvertes (ce que d'autres ont fait de manière plus exhaustive), en plus de brûler plusieurs punchs dont nous voudrions préserver l'effet de surprise pour ceux et celles qui n'auraient encore jamais lu les livres.

Nous voulons plutôt savoir comment la figure christique a pu garder, malgré l'usure des siècles, des Églises et des révolutions, une actualité et une fascination si éclatantes. De toute évidence, les messies semblent s'accommoder naturellement d'une certaine popularité.

Cet envoûtement des foules n'est pas innocent; à travers celui-ci s'exerce une pédagogie qui vise à surmonter la médiocrité où elles menacent constamment de s'abîmer. Peut-être pouvons-nous voir là la vocation du messianisme dans nos démocraties laïques.

Le messianisme expliqué aux enfants

Le messianisme est une notion judéo-chrétienne somme toute beaucoup moins connue que Barrabas dans la Passion. Cette croyance, d'origine juive, veut qu'un élu de Dieu (khristos en grec, meshîka en araméen ou messias en latin, signifiant tous «oint, marqué») se présente pour accomplir sa promesse faite aux hommes de leur donner un royaume digne de son amour et de sa paix.

Jésus, lui-même juif croyant et pratiquant, s'est présenté comme cet élu à ses contemporains en donnant sa vie pour eux — accomplissant dans le christianisme la prophétie juive annonçant la venue d'un sauveur du monde. Semblablement, Potter, pour résumer grossièrement ses péripéties, perd sa vie dans l'espoir de gagner pour ses amis un monde d'où le mal — Voldemort — serait finalement éradiqué. C'est classique, et même, disons-le, cliché. Manque d'inspiration? Complot théologico-hollywoodien? Banalité programmée?

Une chose est sûre: les péripéties de Potter montrent que le messianisme n'a rien de sorcier. Si la saga de Rowling a rejoint le grand public — aussi large, en fait, dans son extension qu'il peut être mince dans sa compréhension —, c'est qu'elle a su «vulgariser» l'essentiel du message judéo-chrétien pour le peuple (vulgus).

Nietzsche l'a bien vu, le christianisme s'adresse au troupeau. Son message est fort simple: essentiellement, il commande de suivre l'exemple du berger, c'est-à-dire d'aimer les autres plus que soi-même jusqu'à leur consacrer notre vie dans le but de leur assurer un monde meilleur. Pour accompagner le Christ jusqu'au bout de son sacrifice, au sens littéral comme au figuré, il ne suffit que de lui prêter foi avec la candeur dont seuls les enfants sont capables.

La pédagogie du christianisme est ici à l'oeuvre: pour accéder au royaume de Dieu, il faut d'abord s'y laisser guider par son coeur d'enfant. On reconnaît le messie non par sa pompe mais par son abaissement. Entre les figures du messie que nous représentent la vertu sanguinolente d'un Mel Gibson, l'ascétisme mystique d'une Thérèse d'Avila et le génie écrasant d'un Augustin, gageons que l'enfant moyen se sentira un peu perdu.

Il faut s'agenouiller au niveau des enfants pour pouvoir les toucher. L'enthousiasme, au sens littéral autant qu'étymologique du mot, va de pair avec l'éducation: lorsqu'un tout petit se passionne pour Harry Potter, il se dispose sans le savoir à comprendre la Passion — et Dieu (theos) entre en lui.

Un plaisir machiavélique

Pour le dire avec la langue directe d'Emerson, «comme objets de science, [les idées] ne sont accessibles qu'à peu d'hommes. Cependant, tous sont capables d'être élevés jusqu'à elles par la piété ou par la passion.» Les images enthousiasment plus que les idées: la Bible a été et reste à ce jour un meilleur vendeur que la Somme théologique de Thomas d'Aquin.

Le rapport entre elles est toutefois ambigu: une histoire sans idée peut très bien nous distraire de toute réflexion — les exemples sont trop nombreux pour être énumérés —, une pensée trop austère rendra spontanément le lecteur rébarbatif à sa philosophie — idem.

Lorsqu'elles s'unissent, pourtant, elles se renforcent l'une l'autre. L'esthétique devient alors le vêtement de l'éthique. Qu'on habille le messie d'une robe de sorcier plutôt que d'un manteau sémite est indifférent. L'habit ne fait pas le moine; l'important, c'est qu'il séduise les foules.

Les histoires, en elles-mêmes, cherchent à divertir, à amuser. Le plaisir est naïf. Il ouvre grandes ses portes à n'importe quelle satisfaction. Toute industrie, incluant celles de la littérature et du cinéma jeunesse, exploite à fond cette brèche — indifféremment aux idées qu'elle véhicule et même souvent au fait qu'elle véhicule ou non des idées.

La culture — j'entends par là l'héritage actif d'une civilisation, soit religieux, philosophique, scientifique et artistique — peut ainsi se glisser incognito dans celle-ci et l'utiliser comme un cheval de Troie. Par cette ruse, elle peut faire entrer dans les murs de la barbarie la sagesse qu'elle cache en son sein et la vaincre, de l'intérieur, avec ses propres armes.

C'est le cas de la saga des Harry Potter. Parmi toutes, elle est un chef-d'oeuvre de divertissement. Des millions de personnes vous le confirmeront. Son génie narratif ne trompe toutefois que celui qui ne sait lire entre ses lignes. «L'essentiel est invisible pour les yeux.»

Dans le sein confortable de ses intrigues et de ses personnages se dissimule un message profondément judéo-chrétien. Les enfants se sentent chez eux, en sécurité derrière les murs accueillants et impénétrables de Poudlard. Mais s'il est une chose qui puisse les traverser «ni vu ni connu», ce sont les motivations profondes des protagonistes qui y évoluent. L'art, disait encore Nietzsche, ne ment pas.

On peut enrober le messianisme dans autant de péripéties et de métaphores qu'il en faut pour en faire sept ouvrages bien épais, on ne peut pas l'empêcher de porter (phorein) au-delà (meta-) de celles-ci les valeurs qu'elles camouflent. Or, en le rendant abordable et agréable au lectorat du XXIe siècle, J. K. Rowling a su porter ce message à celui qu'il concernait: le citoyen moyen.

La figure du sauveur

Nous pouvons légitimement penser que l'accessibilité de la série des Harry Potter est plus qu'un artifice commercial — même si elle en est un aussi. Envisageons-la plutôt comme un effet nécessaire du message qui l'inspire. La popularité contemporaine du messianisme actualise la figure du sauveur. Bien sûr, en la remettant au goût du jour, elle lui confère une nouvelle jeunesse, mais elle lui donne aussi du même coup une voie pour se réaliser encore aujourd'hui.

Sa magie s'opère encore dans sa «démocratisation» (de dêmos, «peuple»). Le messianisme ne concerne pas plus qu'il ne sauve une élite exclusive. Il est ouvert à tous ceux qui s'y ouvrent. Le messie est un homme comme tout le monde, mais qui pourtant sauve tout le monde par sa vertu. Potter est, pareillement, un messie «moyen»; il sauve le monde dans et malgré sa médiocrité.

Comme Jésus, il n'a rien d'extraordinaire: d'une famille et de talent modestes, la seule chose qui le départage de ses camarades est une prophétie qui le désigne comme l'élu et à laquelle il accepte courageusement de répondre pour sauver ses pairs. Il partage la vie du commun des mortels. À un tel messie, n'importe qui peut s'identifier.

Mais, corollairement, n'importe qui peut l'imiter. L'histoire de Potter montre aux «nuls» qui la lisent que chacun, aussi «nul» puisse-t-il être, peut donner sa vie pour ses amis. Il ne leur suffit que d'acquiescer à leur destin et de faire les efforts conséquents pour le comprendre et l'accomplir.

Non seulement les simples d'esprit peuvent être heureux, car le royaume des cieux leur appartient (Mt, 5, 3), mais c'est à eux, dans un monde démocratique, qu'il appartient de le faire advenir. Le «peuple» devient le sujet et l'objet du messianisme: c'est dans ses rangs que sera recruté le messie qui le sauvera. Dans la mesure où il est souverain, il est à lui-même son propre Seigneur... à cette condition non négligeable qu'il — c'est-à-dire chacun des citoyens qui le constituent — transcende la paresse et le narcissisme que peut causer une culture de divertissement, de surabondance et de droits individuels.

La popularité du mythe

Une fois de plus, la popularité du mythe peut s'avérer le remède à ses propres maux. Admirons avec Georges Gusdorf «la richesse des possibilités que le mythe conserve enfouies dans son sommeil dogmatique». Toute mythologie, intrinsèquement, appelle l'usage de la raison, incite le lecteur à tirer de son récit (muthos) la logique (logos) qui l'inspire. L'exigence de raison (en même temps que celle de la cohérence, de la discussion, de l'humilité, etc.) entre ainsi en catimini dans les imaginations allumées.

Pour reprendre les mots de Paul, l'émerveillement ressenti devant l'histoire du Messie «illumine les yeux de l'entendement» (Éphésiens I, 18). Il suffit de contempler le ciel, plutôt que le doigt du sage qui le pointe, pour entrevoir dans les images les idées qu'elles incarnent.

On peut voir dans ce messianisme nouveau genre, au-delà des litanies sur la commercialisation de la bêtise et du refrain déjà jauni sur la mort de Dieu, une pédagogie salutaire. Par l'excitation qu'elle suscite à travers le récit, elle incite le lecteur à «réaliser» les motivations profondes de son héros, c'est-à-dire à les comprendre et à les accomplir.

La popularité de l'histoire accomplit elle-même ce qu'elle exige de ses lecteurs: accueillir dans l'apparente médiocrité d'un homme normal une sagesse qui le dépasse; faire de la vie quotidienne, dans toute sa banalité, l'incarnation d'idées «divinement» inspirées.

L'éducation du peuple

L'éducation du peuple, à son corps défendant ou même à son insu, est une condition fondamentale de la démocratie. Soit on implique chacun dans le salut de tous en appelant à leur enthousiasme, à leur raison et à leur charité envers les plus faibles, soit on renonce à la prise en charge du peuple par lui-même.

Accordé: remettre ainsi leur sort entre les mains des badauds impressionnables et vulgaires qui se bousculent aux tourniquets pour voir des images de sorcellerie à la mode demande une foi certaine. Cette pédagogie, aussi optimiste que risquée, un messie l'a pourtant osée il y a quelque 2000 ans. Il appartient maintenant à nous d'en tester l'actualité.

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Des suggestions, des commentaires? Écrivez à Antoine Robitaille: arobitaille@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo ou du Devoir d'histoire: www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo.

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- Cf. Harry Potter: A Christian Chronicle de Sonia Falaschi-Ray; Baptizing Harry Potter: A Christian Reading of J. K. Rowling par Luke Bell; ou God, the Devil, and Harry Potter de John Killinger, pour ne nommer que ceux-là.

- Ralph Waldo Emerson, «La nature», tiré de La confiance en soi et autres essais, Payot et Rivages, 2000, p. 65.

- Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique, Flammarion, 1953, p.88.8

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Louis Dugal, professeur de philosophie au Collège de Rosemont et secrétaire du Comité d'éthique du Réseau des soins palliatifs du Québec

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