Le Devoir de Philo - Loft Story et Tout le monde en parle, ou la bullshit selon Frankfurt
La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel: tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Le Devoir a lancé le défi à plusieurs auteurs de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand philosophe. Toutes les deux semaines, nous publions leur «devoir de philo».
Les talk shows contemporains procurent un sentiment très particulier parce qu'ils ressemblent de plus en plus à de la télé-réalité. Peut-être faut-il se demander si la différence entre Tout le monde en parle et Loft Story est moins une différence de contenu que de degré dans l'exhibition de l'intimité. Ainsi, quand Nathan entre dans le confessionnal, lieu central où se tisse l'intrigue de Loft Story, il est forcé par la production de tout nous révéler de ses émotions, épelant son moi comme un oignon. Quand André Boisclair est interviewé sur le plateau de Tout le monde en parle, ce n'est pas tant sur son programme politique que vont porter les questions (et les allusions... ) que sur son intimité; lui aussi est en quelque sorte sommé de s'éplucher. Autrement dit, ces émissions — même si certaines ont une vocation culturelle et que d'autres n'en revendiquent pas le label — fonctionnent sur un même modèle et un même idéal: celui de l'authenticité. Tous les protagonistes de ces émissions en connaissent les règles tacites; il faut dire la vérité sur soi, et ce, dans des formes stéréotypées. Bref, il s'agit de baratiner.Du baratin
Frankfurt, dans son essai On Bullshit (1986), s'attache à dresser une typologie du baratin pour le définir. Il donne aussi des éléments d'analyse pour tenter d'expliquer pourquoi le bla-bla serait plus manifeste aujourd'hui qu'autrefois.
Il ne faudrait tout d'abord pas confondre le baratin et le mensonge. Le menteur, même s'il est l'exact opposé de celui qui dit vrai, entretient avec lui un rapport de proximité puisqu'ils ont tous deux conscience de l'existence du réel. Bref, même s'il refuse de se plier aux exigences de la vérité, le menteur sait qu'il existe. Le baratineur, quant à lui, fait carrément fi de la vérité et ne lui accorde aucune attention. Il cherche plutôt à séduire par l'accumulation de mots (verbiage). Ce déni du «vrai» fait donc de ce dernier «un plus grand ennemi de la vérité que le menteur», écrit Frankfurt. Le baratineur est par conséquent celui qui reprend à son compte l'idéal de communication de la société médiatique: il parle tout le temps, de tout et donc, inévitablement, de rien. Le vide constitue ainsi l'essence du bavardage, ce type de discours où la forme fait fi du fond. La production de bullshit, affirme Frankfurt, est donc stimulée «quand les occasions de s'exprimer sur une question donnée l'emportent sur la connaissance de cette question». Le baratin n'est donc pas originellement un discours sur l'intimité. C'est un discours qui n'a de fin que lui-même. Cependant, c'est dans l'étalage de la vie privée sous couvert de sincérité qu'il est le plus manifeste aujourd'hui.
Pourquoi les baratineurs se multiplient-ils?
Pour Frankfurt, le caractère exponentiel de la production de baratin de nos jours est tout d'abord le fait de notre trop grande tolérance à son égard. Trop souvent, nous laissons dire et agir les baratineurs. Par couardise peut-être, par déni également, mais aussi parce que nous sommes souvent séduits par leur discours.
Autre explication, plus sociologique celle-là: si notre modernité produit plus de baratin qu'avant, c'est que, dans nos sociétés démocratiques, «c'est de la responsabilité du citoyen d'avoir une opinion sur tout», soit d'être «branché» et «connecté» à tous les réseaux de communication. À notre époque, l'homme idéal prend la figure d'un «noeud de communication», un disque dur au centre des canaux informatifs.
Le baratin est aussi et surtout le fils illégitime des doctrines relativistes et «antiréalistes» qui égalisent toutes les différences qualitatives, nient toute possibilité d'accéder à la vérité et qui, par conséquent, décrédibilisent la rigueur conceptuelle. La vérité n'a plus d'existence indépendante en dehors de celui qui la conçoit. Tout se vaut désormais: le baratin du staracadémicien vaut bien l'intelligence de l'académicien. La vérité sort autant de la bouche des enfants que de leurs parents «éclairés» (qui, de toute façon, cherchent à leur ressembler). Lorsqu'on croit que tout le monde détient la vérité, plus personne ne trouve pertinent, comme Thomas d'Aquin, de chercher dans les diverses manifestations du réel une idée qui pourrait se rapprocher d'un idéal d'objectivité. L'individu contemporain, concluant que l'objectivité (but de la philosophie occidentale) n'est plus atteignable, se rabat sur un idéal de substitution que Frankfurt nomme l'idéal alternatif de sincérité. Le baratin trouve ici un terreau fertile sur lequel prospérer et ainsi multiplier ses propriétés nocives.
L'idéal alternatif de sincérité
Convaincu de l'impossibilité de se dresser une représentation objective du monde, l'individu moderne va se contenter de se donner une «représentation honnête de lui-même». Si la vérité n'est plus trouvable dans la nature et les choses, il doit peut-être se trouver dans la nature profonde de l'individu, d'où la multiplication des injonctions à trouver sa «vérité intérieure». En d'autres termes, l'intime est sacralisé, mais seulement en vue de le dévoiler, puisqu'il est le dernier endroit où le «vrai» serait encore trouvable. Qui plus est, cette «vérité» ou «intégrité» doit s'exposer de manière théâtrale et publique, à travers une mise en discours de soi, qui prend en Occident les formes typiques de l'aveu et de la confession publique. C'est cet étalage d'intimité que notre société nommera, en travestissant le sens littéral du terme, l'authenticité.
Le culte de l'intériorité apparaît dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Pour lui, la vérité des choses se trouve dans la nature, et nous pouvons l'atteindre en écoutant notre voix intérieure, qui est un écho de cette nature en nous. C'est donc par l'exploration du moi que commence l'exploration de la nature, pour Rousseau.
En réaction à ces théories de l'intimité qui feront florès jusqu'à nos jours, plusieurs auteurs, dont Frankfurt, tenteront de démontrer que l'intériorité n'est pas un absolu qui transcende l'histoire mais une construction qui naîtrait de processus de contrôle ou de rapports de pouvoir soutenus par des disciplines scientifiques ad hoc (Foucault).
Foucault s'intéresse à la genèse de la sexualité pour comprendre comment l'intimité et la profondeur du moi ont été des lieux créés par une méthode scientifique particulière. La sexualité comme catégorie médicale (c'est-à-dire la transformation de comportements en objets du savoir), explique-t-il, s'est forgée à partir de la technique de l'aveu ou de la confession. Inspirée de l'héritage chrétien mais appliquée au domaine médical, cette méthode exhortait l'individu à parler de soi, de son corps, de ses fantasmes et de ses désirs comme si ceux-là étaient toujours présents en lui et contenus dans un moi profond. En d'autres termes, on a forcé l'individu à s'inventer un intérieur.
La confusion entre la sexualité et l'intimité (le sexe serait ce qu'il y a de plus intime en nous) et entre le sexe et l'intégrité psychique n'a dès lors jamais été remise en question et fonctionne comme un absolu alors qu'elle est un construit culturel assez récent. Cette assimilation a d'immenses conséquences aujourd'hui: rejet des prostitués (leur intimité est bafouée du fait de l'exploitation mercantile de leur sexe) et surpénalisation des crimes sexuels, qui deviennent le crime maximal (l'agression sexuelle se compare au meurtre psychique).
De la transparence à l'anonymat
Pour les penseurs qui, comme Frankfurt, critiquent l'exhibitionnisme de notre modernité, l'invasion de la sphère publique par l'idéologie de l'intimité est responsable d'un malaise contemporain. Depuis le début du XIXe siècle, font-ils remarquer, on assiste à un double processus: privatisation de la vie publique et publicisation du privé. La privatisation du public réduit les questions politiques à des révélations sur l'intimité de ses représentants. Par ailleurs, la publicisation du privé invite désormais à entreprendre les rapports humains sur le mode obligé de l'aveu: la conversation devient une confession. Comment ici ne pas penser à la parodie de Brokeback Mountain à laquelle André Boisclair s'est prêté pour un sketch comique et où l'on fait directement référence à son homosexualité? Ici encore, on constate la perte de crédit de la fonction publique face à la personne privée et la contamination du discours politique par le discours intimiste.
Pour Frankfurt, cette injonction à révéler ce que nous sommes dans notre for intérieur conduit à une impasse. L'individu sommé de découvrir sa vérité intérieure fait bien plus souvent l'expérience d'un moi fragmenté et chaotique que d'un moi unitaire et homogène. À cet égard, l'idéal contemporain de transparence, basé sur l'aveu et la confession publique de tout un chacun et plus particulièrement des people, révèle moins la particularité du moi qu'elle ne témoigne de sa vacuité. Non seulement le baratineur parle de ce qu'il ne connaît pas puisqu'il a peur du rapport objectif au réel, mais quand il parle de ce qu'il serait susceptible de connaître (son intimité), cela n'est que vide, discours éculés, banalités patoisantes; du bruit, en somme. Le baratin est justement cette broderie sur le néant.
Un puritanisme contemporain?
On pourrait se demander si l'injonction à être authentique et transparent n'est pas moins le fait d'une libéralisation de la société que d'une forme sécularisée de puritanisme. En effet, cette obligation morale de passer au confessionnal public ressemble à une sorte de contrôle religieux sur les corps et les âmes. Devenir transparent, c'est offrir sa personne à une inspection en profondeur qui va chercher la moindre tare, le moindre défaut.
L'histoire de la télévision témoigne de ces mutations. Elle révèle le passage d'une télé d'obédience humaniste, cherchant à éduquer les masses, à une télévision de l'authenticité et de la confidence, une «scène où chacun dit "je"», selon la formule du sociologue Alain Ehrenberg. À Loft Story, cela se fait dans le confessionnal. Le prêtre y est joué par les téléspectateurs avertis. C'est eux qui décident d'absoudre ou non les péchés du lofteur, et ce, société de masse oblige, par un procédé démocratique, le vote. La relation de pénitence à la transcendance, médiatisée par un prêtre, est remplacée par une relation d'immanence avec la société, médiatisée cette fois par le canal télévisuel. On pourrait presque dire que le prêtre s'est transformé en télé et le public en Dieu! À cet égard, le confessionnal de Loft Story est plus que l'idéal du plateau télé contemporain, c'est l'illustration parfaite de notre société libertaire-libérale, puritaine et exhibitionniste, où le baratin liquide l'exigence de vérité, mais avec notre consentement.
La fiction du sujet
Pourtant, nous dit Frankfurt dans la conclusion de son essai, il ne saurait y avoir de «dire vrai» du soi. Le moi est moins une entité autonome qu'une manifestation relationnelle qui se reconstruit en permanence au sein des échanges sociaux et qui se met souvent en forme par le biais du discours (P. Ricoeur) ou d'une sorte de dialogue intérieur. Notre individualité ou notre moi profond, prétendument un et indivisible, ne devrait sa cohésion qu'à une sorte de construction mythologique.
Le «je» est un autre chez Rimbaud et, pour Proust, «nous sommes plusieurs personnes superposées». Autrement dit, le moi ne serait qu'une fiction, une croyance en l'existence d'un substrat invariant derrière les différents états de notre conscience. «Notre nature insaisissable, pour ne pas dire chimérique, est beaucoup moins stable que celle des autres choses, dit Frankfurt. La sincérité, par conséquent, c'est de la bullshit.»
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Fabien Loszach
Doctorant en sociologie à l'UQAM
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