L’avocat ChatGPT, pour le meilleur ou pour le pire?

L’intelligence artificielle suscite craintes et espoirs. L’automatisation de certaines tâches pourrait faire disparaître 300 millions d’emplois de cols blancs dans les prochaines décennies. Le droit semble un des domaines professionnels qui pourrait être le plus touché. En même temps, de nouvelles capacités analytiques offrent déjà de nouveaux moyens pour s’attaquer à certains problèmes sociaux, comme celui du décrochage scolaire. Bienvenue dans votre futur proche...
L’un des espoirs suscités par ChatGPT est que celui-ci rende le système de justice plus accessible à tous. Limités par leur portefeuille et souvent incapables de démêler par eux-mêmes le droit et ses procédures complexes, les citoyens redoutent les tribunaux. Un « avocat ChatGPT » a le potentiel de répondre aux questions des justiciables, de les guider dans leurs litiges et même de rédiger leurs actes de procédure, mais des spécialistes soulèvent déjà bon nombre de questions éthiques — et de potentiels pièges.
L’outil séduit, car il y a un énorme écart dans l’accès à la justice au Canada, a établi d’emblée Ryan Fritsch, un avocat travaillant pour la Commission du droit de l’Ontario.
Cette dernière a organisé un récent webinaire avec le Centre de recherche en droit, technologie et société de l’Université d’Ottawa pour s’attaquer de front à bon nombre de questions, dont celle-ci : ChatGPT, un type de moteur créateur de langage, soutenu par l’intelligence artificielle (IA), aura sans aucun doute un impact sur la profession juridique, mais cela sera-t-il pour le meilleur ou pour le pire ?
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Le nombre de questions en droit qui peuvent être posées à ChatGPT (un logiciel de l’entreprise OpenAI) est incalculable : ai-je une cause contre mon employeur qui m’a viré ? Puis-je intenter une procédure de divorce ou une mise en demeure ? Et même cette possibilité, qui ne relève désormais plus de la science-fiction : avoir une oreillette en salle de cour et laisser ChatGPT — ou un outil similaire d’une autre entreprise — nous souffler les réponses à l’oreille pour mieux les répéter au juge.
Et ce, sans facture d’avocat.
« Cela peut faire gagner du temps et de l’argent », résumait Me Fritsch lors du webinaire.
Là aussi, l’outil, encore à ses débuts, a été mis à l’épreuve : après avoir posé quelques questions juridiques, Me Fritsch a constaté qu’il a été « mis sur la bonne voie », mais que parfois, l’information n’était pas à jour ou était trop générique pour être utile, et même, audace suprême, que ChatGPT a carrément inventé des articles juridiques ou de la jurisprudence pour soutenir ses réponses !
La Faculté de droit de l’Université du Minnesota s’est aussi prêtée au jeu et a fait passer les examens de fin d’année à ChatGPT : il s’en est tiré avec une modeste note globale de C+. « Pas mal, mais est-ce assez ? » a demandé Me Fritsch. L’université aurait fait un suivi serré de cet étudiant en lui imposant de strictes conditions de réussite pour la prochaine année.
OpenAI rapporte toutefois que sa version plus puissante de l’outil, depuis rendue disponible, « GPT-4 », a réussi un examen du Barreau et s’est classé parmi les 10 % les meilleurs.
Les avantages envisagés sont tangibles : « Cela pourrait donner du pouvoir aux individus », a soutenu Daniel W. Linna Jr, professeur à l’Université Northwestern à Chicago et directeur des Initiatives de droit et technologies. L’IA pourrait rédiger rapidement des contrats ou des actes de procédure après avoir ingurgité toute l’information pertinente.
ChatGPT peut aussi contribuer à rendre les avocats plus performants. La professeure de droit de l’Université d’Ottawa avec une spécialité en éthique Amy F. Salyzyn y voit une avancée qui pourrait aider à bâtir de puissants outils pour la profession, notamment pour résumer et extraire rapidement de l’information tirée de cas de jurisprudence. « On est au tout début de cette histoire, et il sera excitant de voir où elle va nous mener. »
Mais l’enthousiasme cède rapidement le pas aux inquiétudes.
L’une des pires craintes est que ces outils et leurs réponses intègrent les préjugés ambiants et de la discrimination, prévient M. Linna Jr, et que cela cause préjudice aux populations les plus vulnérables.
Car des études américaines ont déjà démontré que les évaluations du potentiel de récidive et de dangerosité des détenus lors du processus de libération conditionnelle — qui se sert de l’IA dans le système judiciaire — défavorisaient notamment les Noirs. Au point où le procureur général des États-Unis, Eric Holder, avertissait dès 2014 que ces systèmes pourraient affecter négativement les citoyens pauvres et racisés.
Et puis, « si les citoyens reçoivent de l’information légale inadéquate et agissent sur la foi de ces conseils, cela pourrait être un problème », avertit la professeure Salyzyn. Elle soulève aussi la question liée à l’éthique de l’utilisation de ces outils : un avocat se fera-t-il reprocher de s’en servir plutôt que d’avoir recours à des méthodes plus traditionnelles de recherche ? Ou, au contraire, sera-t-il blâmé de ne pas l’avoir utilisé en tant qu’outil mis à sa disposition ?
Et cette oreillette qui répondrait aux questions du juge ? Joshua Browder, le président-directeur général de l’entreprise américaine DoNotPay, qui a fait ses débuts comme application de contestation de billets de stationnement, a voulu la mettre à l’épreuve. Sa première tentative en Californie, à l’aide d’un outil se servant à la fois de ChatGPT et de DaVinci, a soulevé l’ire des barreaux de plusieurs États. Une poursuite vient de plus d’être intentée contre l’entreprise pour pratique illégale de la profession d’avocat.
Sans oublier le risque que des informations confidentielles de clients puissent se retrouver dans la sphère publique si l’avocat les a intégrées dans ses questions pour obtenir la réponse la plus précise possible : une possible violation de confidentialité et un manquement au code de déontologie des avocats.
De son côté, Me Fritsch s’inquiète que se crée un système à deux vitesses dans lequel les outils gratuits ne seraient pas aussi performants que les outils payants, et que seuls les grands cabinets — et les riches clients — pourraient s’offrir.
Si les experts ont convenu lors du webinaire que ChatGPT n’est pas encore assez au point pour mettre les avocats au chômage — il invente des jurisprudences ! —, ils estiment que celui-ci servira sans aucun doute à créer et à intégrer de nouveaux outils dans la pratique du droit. Des entreprises ont déjà sauté sur l’occasion : Casetext a développé CoCounsel, une sorte d’« assistant junior » qui peut faire des recherches juridiques.
Et pourquoi ne pas demander directement à ChatGPT s’il pourra un jour prendre la place d’un avocat ?
« Peu probable », répond-il.
« La pratique du droit nécessite non seulement l’application de règles juridiques, mais aussi de jugement, d’interprétation et d’appréciation. Les avocats doivent aussi tenir compte de considérations éthiques et morales, ce qui requiert un niveau de jugement humain qu’il serait difficile pour l’IA de reproduire. »
Mais l’IA pourrait jouer un rôle pour la recherche et la révision de contrats, ajoute-t-il, faisant écho aux experts juridiques du webinaire.