Frappé par des gardiens de prison, un détenu obtient 30 000$

Les détenus ne doivent pas être traités comme une « catégorie bannie de la société », écrit le juge Luc Huppé dans sa décision rendue la semaine dernière.
Jacques Nadeau Archives Le Devoir Les détenus ne doivent pas être traités comme une « catégorie bannie de la société », écrit le juge Luc Huppé dans sa décision rendue la semaine dernière.

Vu l’usage d’une force excessive par des agents du service correctionnel lors d’une intervention en prison, dont un coup de pied en plein visage qui lui a cassé quatre dents, un détenu obtient 30 000 $ en dommages.

La Cour du Québec a tranché en faveur de Roody Louis, un homme accusé de meurtre qui attendait en prison la tenue de son procès.

« Quelle que soit la gravité du crime qu’elle a commis ou dont elle est soupçonnée, la personne incarcérée n’est pas dépouillée de ses attributs fondamentaux que le droit reconnaît aux êtres humains au sein de la société. »

Les détenus ne doivent pas être traités comme une « catégorie bannie de la société », écrit le juge Luc Huppé dans sa décision rendue la semaine dernière. Ils sont des êtres humains à part entière, ajoute-t-il.

Une mise au point nécessaire, selon l’avocate de M. Louis, Me Maryse Lapointe.

La plaideuse, spécialisée en responsabilité civile, a souligné qu’il n’y avait pas beaucoup de jurisprudence sur la responsabilité des gardiens de prison. La décision détaillée du juge Huppé, de la Cour du Québec, va servir pour les causes futures, juge-t-elle.

La preuve n’est d’ailleurs pas facile à faire : c’est souvent la parole du détenu contre celle des agents correctionnels, précise-t-elle. « Et tout n’est pas filmé. » Jeudi, en entrevue, elle a déclaré que M. Louis était très content du jugement.

La façon de réaliser des interventions a été placée sous les projecteurs tout récemment lorsque le jeune Nicous D’Andre Spring est mort dans la prison de Bordeaux, à Montréal, la veille de Noël, après que des agents correctionnels auraient supposément utilisé du poivre de Cayenne et un masque anticrachat pour le maîtriser.

Transféré de cellule la nuit

Le 14 décembre 2015, Roody Louis se trouvait dans un secteur de réclusion, communément appelé « le trou », au centre de détention de Rivière-des-Prairies, à Montréal.

En plein milieu de la nuit, les agents ont voulu procéder au transfert de M. Louis dans une autre cellule, dans un secteur moins restrictif. Ils ont besoin de la sienne pour un détenu soupçonné de cacher des objets dans ses cavités corporelles. Les agents sont aux aguets : ils croient qu’une arme à feu est entrée illégalement dans la prison.

Une unité correctionnelle d’intervention d’urgence (ECIU) dotée d’équipement de protection imposant est mise sur pied pour procéder au transfert planifié à 2 h 17 du matin, résume le juge dans sa décision.

Les agents se rendent à sa cellule, mais M. Louis ne répond pas. Plus tard, il soutiendra qu’il dormait. Ils y retournent peu après avec des masques à gaz. Cette fois-ci, il est réveillé et informé de son transfert. Il commence à ramasser ses affaires. Mais pas assez vite au goût des agents, qui témoignent qu’il les insulte et n’obtempère pas aux ordres, écrit le magistrat. M. Louis est intimé de se mettre à genoux et de se croiser les mains derrière la tête. Les agents estiment qu’il offre une « résistance passive ». Il s’est mis à genoux sur le lit « pour nous narguer », dira l’un d’eux. Et puis, la situation dégénère : un « agent inflammatoire » est lancé dans la cellule Cette substance a pour objectif de « créer de la douleur » pour forcer une personne à coopérer, note le juge. Puis, une « entrée dynamique » est ordonnée.

Alors qu’il est menotté, allongé par terre, M. Louis aurait reçu, selon ses dires, plusieurs coups au corps et un coup de pied sur la bouche. Résultat : quatre dents brisées.

Le juge note qu’il s’est écoulé seulement trois à quatre minutes entre le moment où il est avisé de son transfert et l’utilisation de l’agent inflammatoire.

La poursuite en dommages ne vise que le coup dans les dents, et non le reste de l’intervention. M. Louis entreprendra une grève de la faim pour obtenir des photos « afin de se ménager une preuve ».

Coup de pied

Le Procureur général du Québec, responsable des agents correctionnels, soutient qu’il n’y a pas eu usage de force excessive : la résistance et le manque de collaboration justifiaient les mesures prises. Les agents nient avoir donné un coup de pied au visage du détenu et deux affirment qu’il a tenté de les mordre. Le détenu avait cumulé une quarantaine de dossiers disciplinaires depuis son arrestation l’année précédente.

Le juge cerne le délicat enjeu de ce dossier, soit « la mise en équilibre d’intérêts sociaux importants » : d’une part, la sécurité des agents correctionnels, et de l’autre, les droits fondamentaux des détenus.

Ici, le juge croit M. Louis lorsqu’il affirme avoir reçu un coup de pied au visage. Son témoignage était crédible et les photos montrent les dents brisées.

Il note que le recours à la force nécessaire est permis lorsque justifié. Mais était-ce le cas ?

Le magistrat écrit que l’intervention de l’ECIU « apparaît particulièrement brutale eu égard aux circonstances ». Le détenu n’était pas en crise et ne représentait pas une menace. Il ajoute même que la façon dont l’ECIU a choisi d’exécuter son intervention a contribué « à alimenter la résistance de M. Louis ».

Un agent des services correctionnels prudent et diligent ne se conduit pas de cette façon, tranche le juge. Il y a donc faute, car il n’y avait pas de justification pour le coup de pied.

« On ne traite pas un être humain de cette manière. »

Il condamne donc l’État québécois à verser à l’homme 15 000 $ en dommages moraux et 15 000 $ en dommages punitifs.

La décision peut évidemment être portée en appel.

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