Le journalisme d’enquête défendu au procès en diffamation intenté par Steve Bolton

Appels, multiples entrevues, obtention de documents médicaux et corroborations diverses : une journaliste d’enquête du quotidien La Presse a relaté, vendredi, toutes les vérifications effectuées par son équipe avant de publier un article rapportant des plaintes contre le chorégraphe québécois Steve Bolton, un reportage pour lequel il a intenté une action en diffamation.
Le procès de cette action de plus de 265 000 $ en dommages contre le quotidien et deux journalistes se déroule actuellement au palais de justice de Montréal.
L’article en question date de décembre 2017 : il rapportait qu’une vingtaine de plaintes avaient été déposées auprès de l’Union des artistes (UDA) contre Steve Bolton. Celles-ci contenaient des allégations allant de la violence verbale et physique à des conditions de travail intenables et de l’abus de pouvoir, peut-on lire dans le reportage. On pouvait aussi y apprendre que les allégations avaient été jugées sérieuses par l’UDA, qui indiquait à l’époque qu’elle comptait exercer une « vigie accrue » à son endroit.
Le chorégraphe estime que la parution de cet article, qu’il qualifie de « diffamatoire », a nui à sa réputation et à sa carrière et lui a fait perdre de nombreux contrats.
Normes strictes
Il reproche plusieurs fautes aux journalistes Katia Gagnon et Stéphanie Vallet — cette dernière travaillant désormais au Devoir —, notamment d’avoir utilisé des renseignements « de façon trompeuse » et sans mise en contexte. Elles auraient écarté des témoignages qui lui étaient favorables afin de privilégier ceux qui le dénigraient, peignant ainsi un horrible portrait de lui, déplore-t-il.
Les journalistes affirment n’avoir commis aucune faute : leur reportage était fouillé, équilibré et nuancé, soutiennent-elles, en demandant à la juge de rejeter la poursuite.
Prenant place vendredi à la barre des témoins, Katia Gagnon, qui était en 2017 la chef de l’équipe des enquêtes à La Presse, a défendu le travail effectué. Elle a expliqué les normes journalistiques que le quotidien s’était lui-même données dans la foulée du mouvement de dénonciation #MoiAussi — et qui ont été suivies dans ce dossier — , a-t-elle fait valoir. Il n’y avait toutefois aucune association entre le reportage sur M. Bolton et #MoiAussi, a-t-elle précisé.
D’abord, dans ce genre d’affaire où des comportements répréhensibles sont reprochés à une personne, La Presse exige qu’il y ait plusieurs dénonciateurs. Ceux-ci devaient apporter « un récit crédible et significatif », qui avait « une importance et un poids ». Ensuite, les événements dénoncés doivent être corroborés par une personne présente au moment décrit ou, s’il n’y avait aucun témoin, par une personne à qui ils avaient été relatés peu de temps après, entre autres moyens. Il faut aussi que certains des dénonciateurs acceptent de témoigner à visage découvert, a expliqué la journaliste.
Si ces critères n’étaient pas réunis, l’histoire était abandonnée.
Ce fut le cas notamment pour le comédien Edgar Fruitier : La Presse avait été contactée par Jean-René Tétreault, qui l’accusait d’attouchements sexuels alors qu’il était adolescent, a relaté Mme Gagnon. Il n’y a pas eu d’article, car il n’y avait qu’une seule dénonciation, ce qui ne respectait pas les règles du quotidien. M. Tétreault a éventuellement porté plainte à la police, et M. Fruitier a été reconnu coupable.
Quant à l’enquête journalistique sur Steve Bolton, il y avait un intérêt public à la publier, a déclaré Mme Gagnon, qui a travaillé sur ce reportage avec Mme Vallet. C’est le cas notamment quand les reproches sont formulés envers une personne qui a un certain pouvoir dans un secteur donné. Et puis, les informations initialement obtenues indiquaient qu’il travaillait avec de jeunes danseurs.
Tout a commencé le 23 novembre 2017, quand Mme Gagnon a reçu un appel d’une source anonyme — dont l’identité demeure secrète même dans le cadre du procès, comme c’est le cas d’autres sources confidentielles. Il l’a avisée que plusieurs danseurs s’apprêtaient à porter plainte à l’UDA contre Steve Bolton. Il transmet, le même jour, une copie de sa propre plainte et lui indique que d’autres vont la contacter. Ce fut effectivement le cas : les journalistes ont reçu d’autres plaintes et courriels relatant des événements différents ou en confirmant certains.
Devant le tribunal, Mme Gagnon a détaillé les entrevues réalisées et les appels faits pour corroborer ce qu’ils avançaient. L’UDA fut contactée, tout comme le demandeur Steve Bolton et son agent, qui ont aussi accordé des entrevues.
Mais de telles démarches n’aboutissent pas toujours à un article. La journaliste a témoigné que la majorité des enquêtes entreprises ne sont pas publiées « pour toutes sortes de raisons », par exemple, si le sujet est ultimement sans intérêt public ou s’il n’y a pas assez de témoignages. « Souvent », après avoir rencontré la personne visée par les dénonciations, l’enquête est écartée, car les explications fournies sont valables, a ajouté la journaliste.
Le procès a été suspendu en fin de journée, vendredi, alors que Katia Gagnon n’avait pas encore fini son témoignage.