La «loi 96» entrave-t-elle l’accès à la justice?

L’exigence de dépôt des procédures en français est actuellement attaquée devant les tribunaux par un groupe d’avocats.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir L’exigence de dépôt des procédures en français est actuellement attaquée devant les tribunaux par un groupe d’avocats.

Dans un système judiciaire trop souvent difficile d’accès, des avocats s’inquiètent de voir la réforme de la loi 101 ajouter d’autres barrières à ceux qui ne maîtrisent pas le français. Des juristes ont même entrepris un recours pour faire invalider des dispositions de la nouvelle loi (l’ancien projet de loi 96) qui ont un impact sur le système judiciaire, car ils estiment qu’elles sont en « contradiction flagrante » avec la Constitution canadienne.

La Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français impose notamment de nouvelles obligations à ceux qui ont recours aux tribunaux pour régler un différend.

L’une de ses dispositions fait en sorte que les personnes morales — les entreprises, entre autres — devront bientôt déposer leurs actes de procédure en français ou bien accompagner les documents en anglais de « traductions en français certifiées par un traducteur agréé », qu’elles devront évidemment payer. « C’est un irritant qui a un lien avec l’accès à la justice égal pour tous », affirme la bâtonnière du Québec, Me Catherine Claveau, en entrevue.

Les individus conservent par contre le droit de déposer leurs demandes devant les tribunaux en anglais, qu’il s’agisse de causes de divorce, de garde d’enfants ou de poursuites en dommages.

Et si le Barreau appuie l’objectif de la nouvelle loi, la bâtonnière du Québec estime qu’elle aura certainement une incidence sur les procédures en chambre civile et qu’elle générera des contraintes qui nuiront à la saine administration de la justice en allongeant les délais ou en ajoutant des coûts.

Les multinationales seront vraisemblablement peu touchées — elles ont les moyens de payer ces frais —, mais les PME pourraient trouver la pilule difficile à avaler. « Il y a beaucoup de petites entreprises au Québec », rappelle Me Guillaume Talbot-Lachance, du cabinet Borden Ladner Gervais. Et l’humain derrière la personne morale (le propriétaire d’un dépanneur de quartier, par exemple) peut parfois ne pas bien maîtriser le français. « On craint que certaines personnes morales sans but lucratif n’aient pas les moyens de se payer une traduction certifiée », ajoute d’ailleurs Me Claveau.

Du côté de l’Ordre des traducteurs, son président, Donald Barabé, a cette réflexion sur l’accès à la justice : « Si les documents ne restent qu’en anglais, le francophone n’a pas accès à ce contenu-là. »

La compréhension de la justice

 

Certains avocats consultés ont indiqué qu’ils allaient rédiger leurs procédures directement en français pour éviter les coûts supplémentaires. Au besoin, ils feront une traduction « maison » pour leurs clients. Mais qu’adviendra-t-il si le justiciable a mal saisi ce qui est écrit ? Une phrase inexacte pourrait-elle être utilisée contre lui ? Cela pose la question de la compréhension de l’acte de procédure par le client : il faut qu’il l’approuve et donc qu’il l’ait compris, rappelle Me Talbot-Lachance.

Quant à Me Renaud Laliberté, avocat en droit des affaires, il estime que l’exigence de traduction certifiée contrevient à l’article 133 de la Constitution canadienne, qui prévoit que les documents judiciaires peuvent être déposés dans l’une des deux langues officielles. « À mon sens, ce n’est pas une disposition qui va survivre à un examen constitutionnel. » Un risque que le Barreau avait aussi signalé aux élus en commission parlementaire sur le projet de loi 96.

C’est d’ailleurs cette exigence de dépôt des procédures en français qui est actuellement attaquée devant les tribunaux par un groupe d’avocats. Ces derniers soutiennent qu’elle brime les droits de la minorité linguistique anglophone du Québec et demandent qu’elle soit invalidée. Vu l’urgence de la situation — la disposition en question entre en vigueur en septembre —, ils vont plaider le 5 août prochain pour que les articles soient suspendus immédiatement dans l’attente du procès.

Dans leur demande, pilotée par l’avocat Félix-Antoine Doyon, ils font valoir que la Cour suprême elle-même a soulevé qu’un virage s’imposait afin de créer un environnement favorable à l’accès expéditif et abordable au système de justice. Or, exiger l’utilisation de traductions françaises même dans les dossiers où chaque partie parle anglais « est une formalité excessive qui occasionne des dépenses et des délais inutiles, voire préjudiciables », écrivent-ils.

La question des délais

 

Qui dit action en justice dit délais à respecter. Certains avocats consultés craignent ainsi de ne pas trouver de traducteur assez rapidement pour leurs procédures, ce qui peut augmenter le temps que prennent des poursuites civiles.

L’Ordre des traducteurs se fait toutefois rassurant : « Tout le monde s’inquiète de la capacité. La capacité est là, il n’y a pas de problème », assure M. Barabé. Il explique qu’il y a plus de 8600 traducteurs au Québec, dont 2700 sont membres de l’Ordre. Environ 500 membres sont déjà agréés dans le domaine juridique, ajoute-t-il, soulignant que « les traducteurs sont rompus à la gestion des échéances ».

La situation peut toutefois se corser quand il est question de mesures urgentes, comme des demandes d’injonction pour interdire à une entreprise de déverser des résidus toxiques dans un lac, par exemple. Que va-t-on faire si on est dans l’urgence totale ? Les justiciables auront-ils un délai supplémentaire ? « C’est une très bonne question », a convenu Me Talbot-Lachance : « On est en terrain nouveau. »

Selon les avocats contestataires de la loi, l’effet pratique sera d’« obliger la personne morale à utiliser la langue française » lorsque les délais seront très serrés.

Un autre article de la loi, qui prévoit que les juges n’ont pas à être bilingues, soulève aussi des inquiétudes, selon la bâtonnière, particulièrement en matière de protection de la jeunesse et aux petites créances, où il n’y a pas d’avocats. Or, si le district judiciaire où une cause en anglais doit être entendue ne dispose pas de juge maîtrisant la langue, elle serait vraisemblablement reportée ou transférée.

Au criminel, la crainte de reports fait planer le spectre des arrêts des procédures en vertu de l’arrêt Jordan, rendu par la Cour suprême du Canada, qui impose grosso modo un temps maximal de 18 mois en Cour du Québec et de 30 mois en Cour supérieure pour que le dossier soit mené à procès.

Pour le moment, les nouvelles obligations décrétées par la « loi 96 » ne suscitent pas d’appels d’avocats en panique au Barreau, indique la bâtonnière, qui soutient suivre le dossier afin d’informer les membres et de leur offrir de la formation si nécessaire. Mais les changements sont récents, et certains ne sont pas encore en vigueur, rappelle-t-elle, disant ne pouvoir exclure que des craintes fassent surface à ce moment.

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