La formation des juges au coeur de la tempête

Alors que Québec est en train de déployer son plan visant à redonner confiance aux victimes d’agressions sexuelles, cet objectif a été frappé de plein fouet par la récente — et fort critiquée — décision du juge Matthieu Poliquin d’absoudre un agresseur sexuel. La question de la qualité de la formation des juges est ainsi revenue sur la sellette cette semaine. Car si les experts voient d’un bon oeil le nouveau programme de perfectionnement en matière de violence sexuelle inscrit dans la loi par le gouvernement québécois, ils rappellent toutefois qu’il ne sera pas obligatoire pour tous les magistrats.
Le juge Poliquin a récemment accordé une absolution conditionnelle plutôt qu’une peine de prison à l’ingénieur Simon Houle. L’homme avait plaidé coupable d’avoir dévêtu une jeune femme endormie, inséré ses doigts dans ses parties intimes et pris des photographies d’elle. Le ministère public a déjà fait connaître son intention d’en appeler du jugement.
La réflexion sur la formation des acteurs du système judiciaire en matière de crimes sexuels ne date pas d’aujourd’hui. Elle était centrale dans le rapport transpartisan Rebâtir la confiance, qui s’est penché sur les besoins des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale.
Ses recommandations ont été en partie concrétisées par l’adoption du projet de loi 92, qui comporte deux éléments principaux. Le premier est la création d’une nouvelle division au sein de la chambre criminelle de la Cour du Québec qui sera réservée aux causes de violence sexuelle et de violence conjugale. Le second élément est l’obligation de formation pour les aspirants juges.
La loi, sanctionnée en novembre 2021, comprend désormais cette obligation : « Toute personne qui se porte candidate à la fonction de juge doit s’engager à suivre, si elle est nommée, le programme de perfectionnement sur les réalités relatives à la violence sexuelle et à la violence conjugale établi par le Conseil de la magistrature. »
Les limites de la loi
Cette nouvelle exigence a toutefois une limite, avertit Me Sophie Gagnon, directrice générale de l’organisme Juripop : elle ne vise que les nouveaux juges et non pas ceux qui sont déjà en exercice.
Ce n’est pas un oubli. L’explication donnée est que le gouvernement ne peut imposer des cours aux magistrats déjà en fonction, car un tel geste porterait vraisemblablement atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, qui ne tolérerait pas pareille intrusion du pouvoir exécutif dans son champ d’expertise.
Bref, cela va prendre un bon moment avant que tous les juges de la Cour du Québec aient reçu cette formation, a-t-elle commenté.
Matthieu Poliquin, devenu juge deux mois avant l’entrée en vigueur de cette nouvelle obligation, n’y est pas donc tenu. Par contre, il peut choisir volontairement de la suivre, comme bien d’autres cours de perfectionnement offerts aux magistrats.
Ceux-ci ne sont pas obligatoires, « mais il n’est pas nécessaire qu’ils le soient », assure la Cour du Québec dans un document mis en ligne sur son site Web : « les juges sont férus des activités de perfectionnement ». La récente formation sur les mythes et stéréotypes en matière d’infractions sexuelles a d’ailleurs été fort populaire, a fait savoir la secrétaire du Conseil québécois de la magistrature, Annie-Claude Bergeron.
Comme la loi a été adoptée il y a à peine quelques mois, le Conseil n’a pas finalisé son programme de formation. Pour l’instant, les deux cours sur les mythes et préjugés — pour un total de deux heures — sont disponibles et un troisième volet de même durée sur la violence conjugale sera offert en septembre. Le Conseil dit aussi être en train de préparer une formation plus exhaustive, soit un séminaire estimé à trois jours pour répondre aux exigences de la nouvelle loi.
Les nouveaux juges ne sont pas laissés à eux-mêmes, insiste la Cour du Québec. Ils bénéficient d’un programme d’accueil qui inclut plusieurs activités de formation, ainsi qu’un accompagnement par un collègue d’expérience pendant deux ans. La Cour rappelle aussi que le code de déontologie des magistrats inclut l’obligation de suivre des cours en formation continue pour se tenir à jour : ils ont le choix d’une longue liste de cours — sur le droit, mais aussi sur les enjeux sociaux, dont les violences sexuelles.
Les nouvelles obligations de formations découlant de l’ancien projet de loi 92 ne s’appliquent pas aux juges de la Cour supérieure. Mais ces magistrats nommés par le fédéral ont des exigences similaires depuis mai 2021.
Les tribunaux spécialisés
La question a été posée depuis lundi : les nouveaux tribunaux spécialisés en violences sexuelles — actuellement déployés dans le cadre de huit projets pilotes — vont-ils mener à des jugements différents ?
L’objectif de ces tribunaux n’est pas d’obtenir plus de condamnations, précise Me Sophie Gagnon. Il a pour but d’offrir un meilleur accompagnement de la victime à toutes les étapes du processus, ainsi que d’assurer son bien-être.
Les règles de droit n’y seront pas différentes, et les absolutions (conditionnelles ou inconditionnelles) vont demeurer possibles.
Selon elle, l’obtention de jugements évitant les mythes et préjugés sur les victimes de crimes sexuels passe définitivement par une meilleure formation des magistrats. Elle la juge aussi nécessaire pour tous les intervenants du système de justice, des policiers aux travailleurs sociaux. « C’est vraiment essentiel », martèle-t-elle, jugeant que les cours de droit à l’université sur ce sujet sont insuffisants. Juripop a d’ailleurs mis sur pied un programme de formation en violences conjugales et sexuelles pour les avocats de pratique privée. Certains d’entre eux deviendront un jour des magistrats.
Me Gagnon rapporte qu’ailleurs dans le monde — en Afrique du Sud et en Nouvelle-Zélande, par exemple —, les juges qui ont suivi de telles formations ont été les premiers à reconnaître leur utilité.
Le professeur titulaire à l’École de service social de l’Université d’Ottawa, Simon Lapierre, qui a participé au rapport Rebâtir la confiance, est du même avis : chez les membres du comité, le besoin de formation a été relevé par tous, et cité comme élément de solution.
« Et clairement ce juge-là [Matthieu Poliquin], il aurait besoin de formation », a-t-il laissé tomber en entrevue.
Par contre, dans ce cas, le problème ne semble pas forcément être un manque de connaissance : le professeur perçoit plutôt « un manque de jugement et de sensibilité ». Les mots et le raisonnement que le juge Poliquin a utilisés pour en arriver à sa décision sont « étonnants » en 2022, estime-t-il, vu les avancées sociales déjà réalisées et le fait que la population a été sensibilisée aux nombreuses difficultés vécues par les victimes dans le système de justice dans la foulée du mouvement de dénonciation #MoiAussi.
S’il dit « oui » à la formation, le professeur, spécialisé notamment en violences faites aux femmes, se demande néanmoins : est-ce assez ? Il faut aller plus loin, croit-il. « Un cours de quelques heures ne fera pas de miracles », soutient-il, faisant valoir qu’il faudrait aussi insister sur la formation continue. Il estime d’ailleurs bon d’aborder le problème en amont en examinant le processus de sélection des magistrats québécois.
« On peut s’attendre à plus de nos juges », conclut Simon Lapierre.