Dissension d’un juge de la Cour du Québec, qui démissionne
Le juge Serge Champoux manifeste sa dissidence face à la décision — et aux méthodes — de la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, qui souhaite faire siéger ses magistrats un jour sur deux : il a démissionné mercredi de la présidence de la Conférence des juges de la Cour du Québec (CJCQ), a appris Le Devoir.
« Que je ralentisse volontairement ma prestation de travail en sachant les effets qu’aura mon geste sur des accusés, des victimes, des collectivités ne me semble pas juste et je suis incapable de l’accepter », a écrit le juge Champoux dans un courriel transmis le 20 mai à l’ensemble des juges et juges suppléants de la Cour du Québec. Le Devoir a obtenu le message, qui s’étend sur huit pages.
Sollicité pour une entrevue, le juge Champoux a préféré s’en remettre mercredi à son devoir de réserve. « Dans les circonstances, je ne ferai pas d’autre commentaire », a-t-il fait savoir.
Dans le courriel qu’il a envoyé à ses collègues, le magistrat expose son mécontentement. Il dénonce les méthodes de négociation de la Cour du Québec. « L’argument entendu est le suivant : si nous attendons que les ressources y soient, le gouvernement ne bougera jamais », écrit-il. « Je suis en désaccord. »
Il indique, plus loin dans son message : « jamais je n’aurais proposé de ralentir notre prestation de travail, par exemple pour mettre de la pression sur le politique et ainsi espérer faire des gains », souligne-t-il.
Au début de l’année, la Cour du Québec a signifié au ministère de la Justice sa volonté que les juges de sa Chambre criminelle siègent une journée de travail sur deux — plutôt que deux jours sur trois — dès septembre. Pour atténuer les délais judiciaires que le changement pourrait causer, la juge en chef réclame à Québec la nomination de 41 juges, une démarche qui requiert notamment des modifications législatives et un processus de sélection s’étendant sur plusieurs mois.
Le 14 mai, Le Devoir rapportait que des estimations du ministère de la Justice laissaient croire que 50 000 causes criminelles par an pourraient dépasser les délais de 18 mois fixés par l’arrêt Jordan — et éventuellement faire l’objet d’une demande d’arrêt de procédures — si les juges de la Cour du Québec diminuaient leur temps sur le banc.
Pressions et revirements à l’interne
Le courriel du juge Champoux fait état d’une réunion par visioconférence convoquée le 17 mai par la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, à la suite de la publication de cet article du Devoir. Selon le magistrat, la juge en chef cherchait alors « le [soutien] des juges pour sa démarche et l’a assurément obtenu ».
« À l’unanimité », ses collègues ont ainsi offert leur soutien « inconditionnel et inébranlable » à la juge en chef dans l’implantation d’un nouveau ratio de temps passé sur le banc, et ce, « même si l’on sait qu’il n’y a pas de ressource[s] et qu’il n’y en aura pas à ce moment pour compenser la diminution des journées de [séances] de la chambre criminelle », écrit le juge Champoux. Les palais de justice, faut-il le rappeler, font face à d’importantes pénuries de personnel.
Le magistrat laisse aussi entendre dans son courriel que certains de ses confrères ont changé d’opinion. « Même une région prétendument délinquante a explicitement fait sa profession de foi […], exprimant clairement avoir mis en place le ratio et compter l’appliquer », note-t-il. « La seule voix divergente a été la mienne dans ce concert unanime et même renforcé, dirais-je, par rapport à la situation antérieure », écrit aussi le juge.
Le courriel du juge Champoux ne laisse par ailleurs planer aucun doute sur la volonté de la Cour du Québec d’aller de l’avant avec sa décision de réduire le « temps siégé » par ses juges. Il nomme entre autres trois juges de la Cour du Québec, qu’il dit « proche[s] de la juge en chef », et qui auraient « confirmé que toutes les consultations [ont] été faites, [que] la cause est entendue et la décision rendue ». L’une de ces juges aurait « exigé » le 17 mai la démission de Serge Champoux à la présidence de la CJCQ, selon ce qu’il écrit dans son courriel.
Dans une réponse transmise au Devoir mercredi, la juge en chef Lucie Rondeau a dit avoir été « informée » que le juge Champoux démissionnait de son poste de président de la CJCQ. « Mais [nous] n’émettrons pas de commentaires à cet égard », a-t-elle précisé. La magistrate a dit continuer ses travaux avec le ministère de la Justice et a ajouté : « nous sommes toujours dans l’attente d’une rencontre avec le ministre de la Justice, [comme] proposé par celui-ci en avril dernier ».
La décision de la juge Rondeau sur le « temps siégé » par les juges inquiète le Directeur des poursuites criminelles et pénales, la Commission des services juridiques et, au premier titre, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette. L’élu a récemment pressé la magistrate de « revenir sur sa décision », non sans préciser que la Cour du Québec l’avait prise « sans consulter les partenaires de justice ».
Justification rétroactive ?
La réponse transmise par la juge Rondeau, comme le courriel du juge Champoux, fait référence à un rapport signé par Maurice Galarneau, juge suppléant de la Cour du Québec. Le rapport, coiffé du titre « Évolution de la fonction de juge à la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec », fait état des nombreux changements — depuis l’adoption en 1982 de la Charte canadienne des droits et libertés — ayant modifié la nature et la charge de travail des juges.
Il conclut que « l’organisation actuelle du travail [des juges] établie il y a quatre décennies est désuète » et doit être revue. « Une organisation du travail fondée sur un temps équivalent d’assignation judiciaire et de travail personnel en délibéré s’impose pour corriger [les] difficultés majeures » relevées dans le document, y est-il aussi écrit.
Dans son courriel, le juge Champoux s’étonne d’avoir entendu la juge Rondeau justifier sa demande concernant le ratio de « temps siégé » par les juges en invoquant ce rapport. « Le rapport Galarneau est daté de février 2022, à savoir bien après la demande de 41 postes au ministre », souligne-t-il. À son avis, le document, bien qu’« irréprochable », ne permet pas au lecteur « de tirer les conclusions que le ratio de temps siégé/temps délibéré devrait être modifié ».
Le magistrat s’affaire ensuite à démonter certains arguments employés dans le rapport. Il s’inquiète enfin qu’un second document, qui faisait état de démarches visant à « examiner la charge de travail des juges », n’ait jamais été rendu public ou transmis à la CJCQ, qui l’a réclamé « à de multiples reprises et ne l’a jamais eu ».