Un père condamné à payer 30 000$ à son ex-conjointe pour aliénation parentale
L’aliénation parentale peut faire mal, mais aussi coûter cher : dans un jugement récent qui serait une première au Québec, il a été ordonné à un homme de payer 30 000 $ à son ex-conjointe, car il est tenu responsable d’avoir contribué à détruire la relation mère-enfant.
La décision, rendue fin avril, est un précédent qui préoccupe des expertes en droit familial.
Dans cette affaire, les parents, qui avaient une différence d’âge de plus de 30 ans, se sont séparés au début des années 2000. Pour leur enfant de deux ans, un « projet parental » est élaboré : il est convenu qu’il habite principalement avec son père lors de ses années d’école primaire (et avec sa mère la fin de semaine, alors qu’elle finissait ses études), la situation devant s’inverser pour le secondaire lorsque le père serait âgé de plus de 70 ans.
Mais leurs méthodes éducatives n’étaient pas les mêmes. « Pas arrimées », écrit la juge Élise Poisson, de la Cour supérieure.
Dès la dernière année du primaire, l’enfant « adopte un comportement d’opposition de plus en plus soutenu à l’égard du cadre de vie établi par Madame. Il argumente, questionne, confronte et refuse de respecter les consignes en place », est-il écrit dans la décision.
Franchissant le cap le menant à l’école secondaire, le jeune vit alors beaucoup de changements : il doit aller habiter chez sa mère, qui vit dans une ville différente, avec son autre enfant et ceux de son conjoint. Il exprime le désir de rester chez son père et de maintenir ses liens avec ses amis. Les parents gardent toutefois le cap sur le « projet parental », estimant qu’il est dans son intérêt primordial.
Mais la relation se détériore avec la mère. Alors âgé de 15 ans, il décide d’aller vivre chez son père et rompt ses contacts avec elle — et encore à ce jour.
La faute du père
La mère estime que l’éloignement de l’enfant résulte de comportements aliénants de son ex-conjoint et réclame des dommages-intérêts de 125 000 $. Monsieur conteste : il avance qu’elle est la seule responsable de la rupture des liens avec son fils.
La juge Poisson donne raison à la mère. Elle écrit constater la présence de plusieurs faits démontrant l’existence d’aliénation parentale provoquée par Monsieur. Elle relève divers exemples, dont ceux-ci : un jour, la mère envoie son fils « réfléchir dans sa chambre » ; il appelle son père, qui dépêche des policiers pour vérifier si la sécurité de l’enfant est « compromise ». Il partage ses propres frustrations au sujet de son ex-conjointe avec son fils et lui dit que sa mère les empêche de partir en vacances alors qu’il refuse d’acquitter sa part du passeport.
« Par ses agissements, Monsieur s’allie à X (l’enfant) et fait équipe avec lui. Il devient son protecteur contre l’exercice, par Madame, de son autorité parentale. Monsieur ne fait jamais équipe avec Madame pour recadrer X. Il tient pour acquis qu’elle est fautive et que X requiert sa protection. » Il alimente son ressentiment envers sa mère, écrit la magistrate.
Selon elle, une « personne raisonnable » aurait cherché des solutions pour préserver les liens mère-enfant. Or, quand elle tente de raccommoder la relation en sollicitant l’aide de différents spécialistes, Monsieur mine ces tentatives en refusant d’y participer. Il « a engendré un conflit de loyauté menant à la rupture des liens entre Madame et l’enfant ».
Il ne s’agit toutefois pas d’un « cas pur » d’aliénation parentale, puisque la mère a adopté, à certaines occasions, « un comportement rigide et a usé de mesures disciplinaires discutables » , peut-on aussi lire dans la décision. « Ce faisant, elle a contribué à la distanciation de l’enfant » — mais pas à la rupture totale de la relation.
La juge accorde une compensation financière à hauteur de 30 000 $, avec intérêts.
« C’est une perte pour Madame », indique son avocat, Me Bernard Côté, lorsqu’il a été interrogé sur les motivations de sa cliente à demander compensation. Il n’a pas voulu commenter plus, puisque le délai d’appel n’est pas encore écoulé, mais a tenu à rappeler que l’aliénation parentale est un concept « très complexe et très mal compris ». L’avocate du père n’a pas répondu aux questions du Devoir.
Une pente glissante ?
Le jugement octroyant une somme d’argent en guise de réparation pour l’aliénation parentale a suscité la surprise chez Me Sylvie Schirm, une avocate d’expérience en droit familial.
« Je n’ai jamais vu ça », dit-elle. L’aliénation parentale est souvent invoquée dans des dossiers contestés de garde d’enfant, ou même de déchéance de l’autorité parentale, mais pas pour octroyer des dommages.
Dans la présente affaire, Me Schirm s’étonne aussi des conclusions de la juge, puisqu’aucune expertise n’a été déposée pour déclarer qu’il y a bel et bien eu aliénation parentale et expliquer les effets sur l’enfant. La mère avait demandé une expertise psychosociale, mais le jeune n’avait pas voulu participer à une rencontre avec elle et l’expert, empêchant qu’elle soit complétée.
De plus, la juge semble écarter les difficultés qu’avait le garçon avec sa mère : « comme si le conflit n’existe qu’à cause du père ». Or, un adolescent en conflit avec l’un de ses parents, « ce n’est pas le premier, ni le dernier », conclut-elle.
L’avocate croit que ce jugement peut ouvrir la porte à toutes sortes de recours, « car il y aura toujours un parent blessé ».
Quant à Me Suzanne Zaccour, doctorante à l’Université d’Oxford qui a enseigné le droit familial, elle s’inquiète aussi de la porte ouverte par la décision.
L’aliénation parentale est un argument souvent invoqué par des hommes violents contre leur conjointe pour obtenir la garde des enfants, explique-t-elle d’entrée de jeu. Si c’est la première fois qu’elle voit un jugement accordant des dommages, elle anticipe — et s’inquiète — que ce soient ces hommes violents qui vont l’invoquer, et que les mères vont en payer le prix.
Des victimes de violence conjugale n’osent même pas dénoncer leur situation en Cour familiale pour éviter de se faire accuser d’être la personne aliénante, car dire que le père est violent, c’est le « dénigrer », explique la chercheuse dont les travaux portent sur la violence sexuelle et conjugale et l’aliénation parentale.
Me Zaccour explique qu’il est très fréquent qu’un parent dénigre l’autre dans des familles « à haut niveau de conflit ». Mais il est rare, selon ses travaux, que cette aliénation — une théorie controversée, dit-elle — ait un impact réel sur l’enfant. D’autres raisons peuvent expliquer le rejet d’un parent, précise-t-elle : « il y a souvent un ensemble de facteurs ».