Le sort d’Alexandre Bissonnette entre les mains de la Cour suprême

En 2011, le gouvernement Harper a fait ajouter  une disposition qui permet d’additionner les périodes de 25 ans d’inadmissibilité à une libération conditionnelle. C’est la constitutionnalité de cette mesure qui est débattue devant la Cour suprême.
Sean Kilpatrick La Presse canadienne En 2011, le gouvernement Harper a fait ajouter une disposition qui permet d’additionner les périodes de 25 ans d’inadmissibilité à une libération conditionnelle. C’est la constitutionnalité de cette mesure qui est débattue devant la Cour suprême.

Les peines de prison de 50, 100 ou 150 ans contreviennent-elles à la Charte canadienne des droits et libertés parce qu’elles enlèvent toute possibilité de réhabilitation du contrevenant ? Voilà l’une des questions auxquelles devra répondre la Cour suprême du Canada après s’être penchée sur le cas d’Alexandre Bissonnette, qui risque 150 ans de pénitencier en vertu d’une disposition controversée du Code criminel.

Les avocats qui veulent que cette disposition reste en vigueur ont dû affronter une pluie bien sentie de questions de la part des juges de la Cour suprême, jeudi à Ottawa, alors que le principe de réhabilitation était au cœur des débats.

La Cour a pris l’affaire en délibéré. Le jugement qu’elle rendra aura des répercussions sur le tireur de la grande mosquée de Québec — qui pourrait voir sa peine augmenter —, mais aussi sur bon nombre d’auteurs de tueries de masse dans l’avenir.

Après avoir ouvert le feu en 2017 dans un lieu de culte où se trouvaient une quarantaine de personnes, Alexandre Bissonnette a plaidé coupable à six meurtres au premier degré.

Jusqu’en 2011, ce chef d’accusation entraînait la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans — la peine la plus lourde prévue au Code criminel.

Mais la donne a changé en 2011, quand le gouvernement conservateur de Stephen Harper a fait ajouter un article qui permet au juge, lors de tueries de masse, d’additionner les périodes de 25 ans — une par meurtre — avant lesquelles le condamné ne peut pas demander à être libéré. Pour le tireur de la mosquée, cela pouvait porter à 150 ans sa peine de prison ferme, soit au-delà de l’espérance de vie d’un humain — une peine de prison à vie, point.

En première instance, le juge l’a condamné à 40 ans de prison ferme. La Cour d’appel a ramené la durée minimum qu’il devra passer derrière les barreaux à 25 ans et a invalidé l’article 745.51 du Code criminel, qui permet le cumul.

C’est cette disposition qui était débattue jeudi pour la première fois en Cour suprême, alors qu’une dizaine d’avocats se sont relayés au lutrin, certains soutenant qu’elle contrevient à l’article 12 de la Charte, qui interdit les « peines cruelles et inusitées ».

Refléter la gravité et réhabiliter ?

Cette cause oppose deux valeurs du système de justice canadien : imposer une peine qui reflète la gravité du crime commis et favoriser la réhabilitation du contrevenant.

Ce dernier principe a été l’arme principale du juge en chef de la Cour suprême du Canada, Richard Wagner, qui a bombardé de questions à ce sujet les avocats du gouvernement du Québec et du Canada, qui défendaient la disposition contestée.

Les crimes d’Alexandre Bissonnette sont horribles, fondés sur l’islamophobie, et vont laisser des cicatrices pour longtemps dans la société, a dit le magistrat. Mais avec des peines de prison de 50 ou 150 ans, où est la possibilité de réhabilitation du délinquant, une des valeurs fondamentales de notre système de justice ? a-t-il demandé, rappelant que l’âge moyen des détenus qui meurent en prison est de 61 ans.

Dans certains cas, la réhabilitation doit passer au second plan, et l’on doit imposer une peine qui reflète la gravité du crime commis, a rétorqué Me François Godin, pour le procureur général du Canada.

Il a rappelé la terreur infligée le 29 janvier 2017 : Alexandre Bissonnette a abattu six fidèles qui se trouvaient dans la grande mosquée de Québec, dont trois « par exécution sommaire ». Il a fait 40 tentatives de meurtre, dont 4 sur des enfants. Il s’agissait d’un crime motivé par la haine, et planifié de longue date, a détaillé l’avocat, qui demande un minimum de 50 ans pour l’auteur du massacre. Comme il avait 27 ans, il pourrait en théorie sortir de prison à 77 ans. Pour lui, ce n’est pas une « peine cruelle et inusitée », vu l’horreur de ses crimes et sa culpabilité morale.

L’article 745.51 n’oblitère pas complètement la réhabilitation : elle demeure possible, dans les cas qui le permettent, a soutenu Me Jean-François Paré, pour le procureur général du Québec. Et puis, le juge n’est pas « obligé » de cumuler des périodes de 25 ans quand il y a eu plusieurs meurtres, mais il le « peut » . Il conserve son entière discrétion en choisissant la peine.

Et la confiance à l’égard des tribunaux ?

Le plus haut magistrat du pays lui a aussi demandé si les Canadiens ne risquaient pas de perdre confiance à l’égard des tribunaux si les juges imposent des peines « ridicules », impossibles à exécuter parce qu’elles excèdent la durée de vie d’un être humain.

C’est plutôt d’imposer des peines trop molles, qui oublient les victimes, qui risquent de discréditer le système de justice, a répondu Me Godin.

Le juge Wagner a demandé aux procureurs ce qui manquait au système de justice avant l’introduction de l’article 745.51, quand les condamnés écopaient déjà d’une peine de prison à perpétuité. « Si c’est un meurtrier sanguinaire », il ne sera pas libéré au bout de 25 ans et va mourir en prison, a-t-il commenté.

C’est parce que le Parlement a constaté une « iniquité », a expliqué Me Paré : tuer six personnes entraînait la même peine que d’en tuer une. Il faut « prendre en compte chaque vie perdue », et on le fait en étant plus sévère avec la peine, a-t-il argumenté.

Sinon, le meurtrier a un « laissez-passer » pour son 2e, 3e et même 10e meurtre, a renchéri l’avocat du procureur général de la Colombie-Britannique, Me Micah Rankin.

Cela devient alors un système « œil pour œil, dent pour dent », a pour sa part dénoncé Me Danielle Robitaille, de l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, qui veut que l’article 745.51 soit effacé du Code criminel.

Me Stephanie DiGiuseppe, de l’Association canadienne des libertés civiles, a ajouté : si le contrevenant peut être réhabilité, mais qu’on lui enlève cette possibilité, « ce n’est pas de la justice, c’est de la vengeance ».



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