L’effritement de l’inuktitut chez les jeunes

Au Nunavik, après l’inuktitut, la langue commune est l’anglais, bien que le français soit enseigné à l’école et utilisé entre autres dans la communauté de Salluit (sur la photo).
Photo: Jessica Nadeau Le Devoir Au Nunavik, après l’inuktitut, la langue commune est l’anglais, bien que le français soit enseigné à l’école et utilisé entre autres dans la communauté de Salluit (sur la photo).

Au Nunavik, les élèves apprennent dans un contexte différent de celui qui prévaut plus au sud. S’il y a de grands défis à relever dans les écoles — et dans les communautés —, il y a aussi de petits miracles chaque jour. Le Devoir vous propose une série de reportages sur ce système d’éducation unique. Aujourd’hui : l’inuktitut, une langue en péril.

Dans les écoles du Nunavik, de plus en plus de jeunes qui arrivent à la maternelle ne parlent pas l’inuktitut, leur langue maternelle, qu’ils délaissent au profit de l’anglais. Au banc des accusés : les réseaux sociaux, les vidéos sur YouTube, les jeux en ligne et les plateformes de diffusion, comme Netflix et Disney, auxquels les jeunes sont récemment devenus complètement accros.

« Les enfants sont en train de perdre leur langue », dit en soupirant Elizabeth Kudluk, enseignante de maternelle à l’école Sautjuit de Kangirsuk. « Ils arrivent à l’école et ils ont de la misère à faire des phrases complètes. Certains ne comprennent même pas ce que je dis dans la classe. »

Maggie Kudluk, enseignante de culture et d’inuktitut, le voit aussi chez les 3e, 4e et 5e années. En raison de la pandémie, ils ont été privés d’école pendant la période cruciale d’apprentissage scolaire de l’inuktitut. « Depuis la COVID, les enfants ne sont plus capables de lire l’inuktitut, ils n’utilisent plus leur langue autant qu’avant. Ça fait un moment qu’on voit un déclin de la langue, mais avant ce n’était pas aussi frappant », raconte-t-elle en inuktitut.

Isolés, plusieurs jeunes ont trouvé refuge dans les émissions de télévision en anglais et sur les réseaux sociaux, consolidant leur seconde langue.

 

Officiellement, l’inuktitut est la langue maternelle de 98 % des Inuits du Nunavik. Mais la réalité est plus complexe. Plusieurs habitants de Kangirsuk échangent entre eux dans un mélange d’inuktitut et d’anglais. Le français, lui, pourtant enseigné à l’école, n’est pratiquement jamais utilisé dans la vie courante à Kangirsuk, bien qu’on le parle dans certaines communautés, comme à Salluit. Mais dans la région, la langue commune reste l’anglais.

Si l’école se donne comme mandat de préserver la langue et la culture, les parents ont aussi leur part de responsabilité, souligne Elizabeth. « On dit aux parents qu’ils doivent parler plus l’inuktitut à la maison, mais plusieurs ne parlent qu’anglais avec leurs enfants : ils répètent qu’ils sont vraiment intelligents, car ils parlent déjà l’anglais, mais ils ne réalisent pas que leurs enfants ne fonctionnent pas à l’école. »

Minnie Annahatak parle inuktitut à la maison, mais sa fille de 6 ans regarde des films en anglais et parle couramment l’anglais avec ses amies d’école. « Elle a eu un C en inuktitut dans son bulletin d’école, je me sentais super mal », raconte cette mère de famille, qui travaille comme coordonnatrice du soutien scolaire pour la commission scolaire Kativik.

Accros aux écrans

 

Jusqu’à tout récemment, le réseau Internet était si mauvais dans les communautés du Nunavik que l’enseignement à distance était impossible. Pour jouer en ligne ou regarder une vidéo sur YouTube, il fallait s’armer de patience. Mais depuis l’automne, las d’attendre la fibre optique qu’on leur promet depuis longtemps, plusieurs communautés se sont tournées vers Starlink, l’entreprise d’Elon Musk, qui leur fournit du réseau par satellite, comme en Ukraine.

Depuis, l’utilisation des écrans atteint un niveau jamais vu. Les enfants sont encore plus accros, et plusieurs enseignants constatent qu’ils arrivent plus fatigués le matin, car ils jouent toute la nuit. Anne-Grace, 12 ans, qui rêve de devenir avocate, ne s’en cache pas : elle réussit bien à l’école, mais elle trouve parfois difficile de se lever le matin et de se concentrer, car elle se couche trop tard, s’amusant sur TikTok et sur YouTube jusqu’au petit matin. Une camarade de classe fait de la surenchère, se targuant de s’être récemment couchée à 5 h du matin un jour d’école.

Le personnel et les parents s’inquiètent du phénomène. Ils se demandent comment mieux contrôler l’utilisation des écrans.

Le comité d’éducation, composé notamment de parents, fait passer des messages à la radio et cherche des solutions. « Comme parents, on parle beaucoup du fait que les jeunes sont accros aux écrans et qu’ils sont en train de perdre leur langue », confirme Minnie.

Si la plupart des parents de son entourage imposent comme elle des restrictions sur le temps d’écran, le visionnement de vidéos sur YouTube et un couvre-feu les soirs de semaine, elle note, avec beaucoup de nuances, que ce n’est pas le cas de toutes les familles. Mais pour elle, il faut éviter de juger des compétences parentales des uns et des autres en raison des différents traumatismes du passé qui les ont privés de modèles pour apprendre à être parent.

« Certains parents se disent que ce n’est pas si grave s’ils sont sur Internet tout le temps, car au moins ils sont en sécurité à la maison, et non pas à traîner dehors tard le soir », affirme-t-elle avec douceur.

« Ce serait sans doute plus facile de simplement dire qu’on retire complètement les appareils, mais il serait plus productif de créer du contenu en inuktitut sur YouTube ou sur Netflix par exemple », conclut Minnie. Il y a quelques années, la commission scolaire a créé un clavier en Inuktitut pour les iPhone, qui permet aux Inuits d’échanger entre eux dans leur propre langue.

Entre tradition et modernité

 

« J’étais en train de perdre ma langue, mais je ne m’en étais même pas rendu compte parce que j’étais trop absorbée par les médias sociaux », confie Annie-Ann Gaspard Kudluk, 20 ans. Elle préférait parler anglais et n’utilisait pratiquement plus l’inuktitut, sauf avec ses grands-parents. Ce n’est que lorsqu’elle a commencé à travailler à l’école Sautjuit, à titre d’éducatrice spécialisée, qu’elle a compris qu’elle avait de la difficulté à parler sa langue maternelle. « Le travail à l’école m’a forcée à pratiquer davantage, explique-t-elle. Je me suis beaucoup améliorée depuis et ça m’a fait prendre conscience à quel point l’inuktitut est une langue unique, qu’il faut préserver à tout prix. »

Elle tente de transmettre cet amour retrouvé aux enfants qu’elle accompagne au quotidien, leur parlant le plus souvent possible en inuktitut, car elle constate que, comme elle il n’y a pas si longtemps, plusieurs préfèrent parler anglais.

Annie-Ann constate qu’un fossé intergénérationnel est en train de se creuser. « Les enfants aujourd’hui sont plus intéressés par les choses modernes, ils sont plus intéressés par leur iPhone que par ce que les aînés ont à leur raconter. Et ils ne communiquent plus aussi facilement avec les aînés à cause des barrières de la langue. »

À 20 ans, Annie-Ann se sent encore jeune, mais assez vieille pour comprendre l’importance de sauvegarder sa langue et sa culture. « Chez les jeunes de ma génération, il y en a la moitié qui tentent d’apprendre et de préserver la langue et notre mode de vie traditionnel. L’autre moitié est davantage consumée par le monde moderne. »

Mais tout n’est pas blanc ou noir, et chacun tente de trouver sa voie en naviguant entre tradition et modernité. Dans ses temps libres, Annie-Ann pratique beaucoup d’activités traditionnelles. Au printemps, elle va à la pêche sur la glace. L’été, ce sont les pique-niques et les activités extérieures. L’automne, elle va cueillir des baies sauvages. « L’hiver, pendant les grands froids, je reste généralement à la maison à faire de la couture… Si je ne me fais pas happer par les médias sociaux ! »

Ce reportage a été réalisé en partie grâce au soutien financier de la Commission scolaire Kativik.



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