Des classes fermées faute d’enseignants au Nunavik

Au Nunavik, territoire inuit au nord du 55e parallèle au Québec, les élèves apprennent dans un contexte différent de celui qui prévaut plus au sud. S’il y a de grands défis à relever dans les écoles — et dans les communautés —, il y a aussi de petits miracles chaque jour. Le Devoir vous propose une série de reportages sur ce système d’éducation unique. Aujourd’hui : la toile de fond derrière la pénurie de main-d’oeuvre.
Par un beau vendredi matin d’avril, des enfants jouent au hockey dans la rue, dans le village de Kangirsuk, plutôt que d’être à l’école. Raison ? « La professeure est malade », répondent-ils avec un grand sourire, tout en continuant de frapper sur une paire de bas enroulée dans du ruban isolant qui leur sert de rondelle « parce que ça fait moins mal ».
Dans les écoles du Nunavik, la pénurie de main-d’oeuvre est telle qu’il arrive régulièrement que des classes soient fermées lorsqu’un enseignant s’absente. On tente de jumeler des classes ou d’avoir recours à un suppléant, mais les candidats sont peu nombreux. « On n’a qu’un seul remplaçant, ce n’est pas suffisant », explique Alec Kudluk, le directeur de centre de l’école Sautjuit, à Kangirsuk.
Il est impossible de faire venir un suppléant d’un autre village, car les déplacements entre les 14 communautés du Nunavik ne sont possibles qu’en avion. Et il arrive que des villages ne soient pas desservis pendant plusieurs jours quand le temps s’en mêle.
« On essaie de ne pas fermer de classes, mais des fois, on n’a pas le choix, il faut renvoyer les enfants à la maison », soupire Alec.
Problèmes d’eau
Il arrive que des enseignants soient malades ou doivent s’occuper d’un membre de la famille. Mais au Nunavik, « les enseignants s’absentent aussi parce qu’il y a un problème d’eau ou d’égout à la maison », constate la directrice adjointe de l’école, Winnie Grey.
Au Nunavik, chaque maison a un réservoir d’eau potable et un autre pour les eaux usées, qui doivent être remplis et vidés par des camions-citernes ne fournissant pas toujours à la demande. Le moindre bris mécanique entraîne des retards importants qui se répercutent sur toute la communauté.
« Qui veut venir travailler lorsqu’il ne se sent pas propre ? » demande Winnie Grey, avec une candeur désarmante.
Dans les maisons surpeuplées, la situation peut facilement devenir ingérable si le problème s’étire sur plusieurs jours, surtout s’il y a de jeunes enfants aux couches. Les toilettes débordent, la vaisselle sale s’accumule et il n’y a plus de linge propre. Il n’est pas impossible alors que le parent s’absente même lorsque l’eau revient, car il considère qu’il est plus urgent de reprendre le contrôle de la maisonnée que d’aller travailler.
La même situation prévaut pour la garderie du village, qui doit également fermer des groupes lorsqu’une éducatrice s’absente, ce qui déclenche un effet domino dans la communauté.
Pénurie de main-d’oeuvre
Cela fait des années que la pénurie de main-d’oeuvre au Nunavik est documentée, mais la situation ne cesse de se détériorer. Ainsi, à la rentrée scolaire de 2018, il manquait 37 enseignants pour les 18 écoles de la Commission scolaire Kativik. En août 2022, c’était 77. Et malgré les efforts déployés par la commission scolaire, ces postes n’ont pas tous été pourvus pendant l’année scolaire en cours. En mai, il manquait encore 73 enseignants.
Ce sont principalement les élèves de la 4e à la 6e année qui sont touchés par le manque d’enseignants. Plusieurs ont été privés d’école pendant des semaines, voire des mois, comme le rapportaient certains médias récemment.
Un peu plus du tiers (39 %) des 546 enseignants qui travaillent dans les écoles du Nunavik sont inuits. De ce nombre, le quart sont légalement qualifiés, diplômés d’un programme de formation des maîtres donné par l’Université McGill et l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.
Les autres suivent cette formation, qui leur permet de travailler sous la supervision d’un maître tout en étudiant à temps partiel. Ce passage obligé n’est pas toujours facile, reconnaît Lizzie Thomassie, conseillère pédagogique à l’école Sautjuit.
Elle est passée par ce programme il y a près de 40 ans, alors qu’elle était mère célibataire de deux enfants. « Je travaillais le jour et j’étudiais le soir. Trois fois par an, on devait participer à des formations dans un village. C’était beaucoup de travail, mais j’étais jeune, j’étais capable d’en prendre ! » lance-t-elle en riant.
Au total, avec les congés de maternité, Lizzie aura mis huit ans pour terminer le programme. Et aujourd’hui, c’est elle qui encourage la relève. « Je leur dis que c’est beaucoup de sacrifices, mais qu’elles vont passer au travers. »
Chez les enseignants qui ne sont pas originaires du Nunavik, 56 % détiennent un brevet d’enseignement. Les autres sont souvent des conjoints de professeur qui décident de prêter main-forte à l’école.
Pénurie de logements
Comme si la situation n’était pas déjà assez compliquée, la pénurie de logements freine encore l’embauche de personnel. En effet, il arrive que des postes ne puissent être pourvus faute d’espace pour héberger les employés.
En désespoir de cause, le directeur de centre Alec Kudluk propose parfois à de nouveaux employés de vivre avec des colocataires. « Ce n’est pas tout le monde qui est à l’aise avec ça, ce sont surtout les jeunes qui acceptent », précise-t-il en rigolant devant l’absurdité de la situation.

La commission scolaire doit gérer plus de 400 logements, mais il en manque encore 160. Au nord du 55e parallèle, la construction de logements coûte environ 1 million de dollars l’unité. Les matériaux sont acheminés par bateau et la période pendant laquelle on peut effectuer des travaux est limitée par le froid. Chaque année, la commission scolaire envoie ses demandes à Québec, qui en décide.
Mais tout est interrelié. Le manque de logements et les problèmes d’approvisionnement en eau ne favorisent pas la rétention du personnel, ce qui génère un plus grand roulement et de nouvelles classes orphelines. En juin 2022, la Centrale des syndicats du Québec publiait un rapport dans lequel ses membres expliquaient que les problèmes liés à l’eau avaient des « répercussions énormes sur leur bien-être physique et mental ».
« Les gouvernements doivent enfin agir, écrivait le syndicat. Comment penser assurer la rétention et l’attraction du personnel en sachant qu’il vivra dans ces conditions ? Et que dire des Inuits qui élèvent leurs enfants dans un logement et dans des conditions qui ne facilitent en rien leur quotidien ? Il est grand temps que les choses changent enfin ! »
Ce reportage a été réalisé en partie grâce au soutien financier de la Commission scolaire Kativik.
Des solutions pour mettre fin à la pénurie de main-d’oeuvre
Afin de favoriser l’attraction et la rétention du personnel en provenance du Sud, la directrice générale de la Commission scolaire Kativik, Harriet Keleutak, demande à Québec de ne pas pénaliser les enseignants qui viennent dans le Nord.
En ce moment, au Québec, un enseignant qui décide d’aller travailler dans une autre commission scolaire perd son ancienneté. Cette mesure défavorise les enseignants qui aimeraient tenter leur chance au Nunavik. Elle force également certains à partir plus tôt qu’ils ne le souhaiteraient, constate Mme Keleutak. « Ils nous disent qu’ils aimeraient bien rester, mais qu’ils doivent aller bâtir leur ancienneté au sud pour préparer leur retraite. »
La commission scolaire espère également que la nouvelle convention collective, qui met fin à des décennies de disparités entre les employés du Sud et ceux du Nord, permettra le recrutement de davantage d’enseignants au Nunavik.
Employés de la Commission scolaire Kativik
1352 employés au total (55 % sont des Inuits)
546 enseignants (39 % Inuits)
545 employés de soutien (77 % Inuits)
125 professionnels non enseignants (42 % Inuits)
136 cadres (38 % Inuits)
(Source : Commission scolaire Kativik)