Un adolescent accusé d’inconduites sexuelles est dénoncé depuis le primaire par parents et élèves
En mars dernier, le ministre de l’Éducation du Québec, Bernard Drainville, a ordonné une enquête « de portée générale » à la suite de nombreuses dénonciations de violences sexuelles dans les écoles. Le Devoir s’est penché sur deux cas illustrant certaines failles du système de traitement des plaintes au primaire et au secondaire. Aujourd’hui, celui d’un élève.
Un adolescent fait face à de nombreux chefs d’accusation au criminel pour des incidents à caractère sexuel dénoncés par des élèves de l’école secondaire anglophone Massey-Vanier Highschool, à Cowansville. Le Devoir a découvert qu’il avait fait l’objet de dénonciations de la part d’élèves et de parents dès le primaire. Ces derniers estiment que la Commission scolaire Eastern Townships, ses établissements scolaires et la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ont échoué à protéger leurs filles.
Afin de protéger l’identité des mineurs mêlés à ces événements, nous avons accordé l’anonymat à plusieurs personnes impliquées.
Le 28 mars dernier, celui que nous appellerons Corey est arrêté en Estrie. Des adolescentes de l’école secondaire que fréquentait le garçon de 15 ans ont rapporté au Devoir qu’elles ont vécu pendant des mois dans la peur de le croiser seules. « Je demande toujours à un ami de m’accompagner », nous a expliqué l’une d’entre elles.
Des élèves ont porté plainte à la Sûreté du Québec (SQ) l’hiver dernier et le garçon a été suspendu, rapportent des parents. Malgré tout, il a continué de s’approcher des filles sur le terrain de l’école. Une mère raconte à propos de sa fille : « Il l’a poursuivie à nouveau, à deux reprises, et rien n’était fait à ce sujet. » Les parents ont donc distribué des sifflets à leur adolescente. « C’était la chose la plus sécuritaire à faire, c’est plus facile que de crier. Et ça a fonctionné, ma fille l’a utilisé », poursuit la mère.
L’enquête des policiers a mené à 11 chefs d’accusation pour des événements qui se seraient produits au cours des deux dernières années à Massey-Vanier Highschool et ailleurs : quatre chefs d’agression sexuelle, trois de contacts sexuels, un de séquestration, un de voies de fait, un de harcèlement et un de tentative d’agression sexuelle, a indiqué au Devoir la porte-parole du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).
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Les inconduites présumées de Corey semaient pourtant l’inquiétude depuis son passage à l’école primaire Knowlton Academy.
Le Devoir a parlé aux parents de la petite Julia, qui rapportent le récit de leur fille. À la rentrée scolaire de 2020, celle qui a alors 7 ans raconte à sa mère que Corey, qui a 12 ans, se serait assis à côté d’elle dans l’autobus, lui aurait dit « qu’elle est jolie » et lui aurait demandé de lui montrer sa vulve et ses seins. Selon le récit de Julia, il lui aurait aussi parlé de la taille de son pénis et de ce que cet organe pouvait faire.
Grandement préoccupée, la famille alerte immédiatement la directrice de l’école de l’époque, Renalee Gore. Selon les échanges de courriels consultés par Le Devoir, la DPJ est alors alertée par Mme Gore, ainsi que la Commission scolaire Eastern Townships.
Pourtant, le lendemain, Julia dit avoir croisé Corey à l’école ; sa mère l’aperçoit d’ailleurs près de sa fille quand elle va la chercher. Préoccupés, les parents demandent à la direction que le jeune garçon ne se retrouve plus en sa présence. Ils se rendent également au poste de la SQ pour faire une déclaration. Leur fillette enregistre plus tard une déposition qui sera transmise à la DPJ, selon la mère de Julia. Des conditions sont alors imposées à Corey.
Les parents de Julia ne seront jamais contactés par la DPJ. « C’est bizarre qu’une fillette de 7 ans puisse être abusée et ne pas avoir la DPJ qui nous contacte. » La section Estrie de la DPJ n’a pas souhaité commenter, invoquant la confidentialité des dossiers.
Cependant, le président de la Commission scolaire Eastern Townships, Michael Murray, affirme que la DPJ était impliquée. « Mais il y a aussi des limites à ce qu’ils peuvent déployer comme ressources. […] Alors le fardeau est tombé surtout sur l’école pour prendre des mesures. Mais on les a consultés régulièrement. »
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En parlant avec son entourage, la famille de Julia constate que ce n’était pas la première fois que Corey était mêlé à des incidents. D’autres parents avaient déjà signalé les comportements du garçon à des responsables de son école primaire, selon des courriels consultés par Le Devoir.
En juin 2019, la mère d’Amy apporte son aide dans la classe de sa fille et de Corey. Elle écrit à un membre du personnel enseignant et à une agente de réadaptation qu’Amy s’est plainte de se sentir mal à l’aise en présence de Corey. « Elle dit qu’il les touche chaque fois qu’il le peut (bras, jambes, épaules) », écrit la mère, qui ajoute que le garçon pouvait fixer sa fille pendant une heure.
Corey est rencontré et se calme jusqu’à la fin de l’année. Mais l’année suivante, Amy est dans sa classe et il recommence. La mère d’Amy a l’impression qu’on ne prend pas la situation au sérieux malgré ses plaintes. « Au bout du compte, on a privilégié l’éducation du garçon plutôt que la sécurité des filles », s’indigne-t-elle.
Un an plus tard, le père de Julia estime que ce qu’aurait subi sa fille dans l’autobus aurait pu être évité si les autorités scolaires avaient pris au sérieux les plaintes précédentes. « Un élève qui est un risque connu envers d’autres élèves, je m’attends à ce qu’il soit supervisé », dit-il.
« La commission scolaire n’a ni ignoré ni négligé la situation », a tenu à préciser le président de la Commission scolaire Eastern Townships. « On a pris des mesures qu’on croyait adéquates […] le conseiller, le suivre, le surveiller quand nécessaire. […] Évidemment et malheureusement, ça n’a pas été suffisant », admet Michael Murray.
« Vous comprendrez également que comme commission scolaire publique, on n’a pas toujours le loisir de refuser [de scolariser un élève] », dit-il.
Renvoi et transfert à Massey-Vanier
Corey finit par être retiré de son école primaire, le temps que la direction et la commission scolaire trouvent une solution. La famille de Julia insiste pour savoir ce qui sera mis en place pour protéger leur fille et les autres élèves. Dans des échanges de courriels, la directrice d’alors, Renalee Gore, invoque la confidentialité du dossier pour ne pas divulguer de détails, mais affirme prendre la situation « extrêmement au sérieux ».
Le 8 octobre 2020, les parents sont finalement informés que Corey reviendra progressivement à l’école, quelques heures par semaine, seul avec un adulte et sous supervision constante lors de ses déplacements. La famille de Julia s’oppose à son retour, qui suscite aussi un tollé chez d’autres parents. Sous pression, les autorités scolaires changent d’avis et Corey est transféré à Massey-Vanier Highschool, qui fait partie de la même commission scolaire.
Au bout du compte, on a privilégié l’éducation du garçon plutôt que la sécurité des filles
La SQ annonce au père de Julia que le procureur ne déposera pas d’accusations parce que les jeunes de 12 et 13 ans sont soumis à des exemptions dans le Code criminel pour les infractions d’ordre sexuel.
Corey arrive dans sa nouvelle école début 2021 et son comportement se perpétue. De jeunes filles et des parents ont raconté au Devoir avoir fait des plaintes à la direction de Massey-Vanier Highschool. Cette dernière tente de régler les choses en organisant des rencontres de médiation entre Corey et les élèves impliquées.
Plusieurs d’entre elles se tourneront finalement vers la SQ, en mars dernier. Les jeunes filles et des familles convoquent les médias pour dénoncer l’inaction de l’école face à la situation.
Cette fois-ci, l’enquête de la SQ débouche sur 11 chefs d’accusation. Le garçon, qui a maintenant 15 ans, est relâché après sa comparution fin mars. Mais il récidive dès sa remise en liberté, explique le DPCP au Devoir. Il fait face à quatre nouvelles accusations d’agression sexuelle, de contact sexuel, d’incitation à des contacts sexuels et d’exhibitionnisme. Et il est maintenant détenu.
Un milieu difficile
Il est évident, croit le père de Julia, que le garçon a ses propres problèmes. « Cela nous paraît difficile de le tenir pour l’unique responsable. Il a certainement eu une vie qui l’a poussé à faire ça. »
Le Devoir n’a pas été en mesure de parler aux parents de Corey, mais a rencontré une personne de son entourage que l’école primaire Knowlton Academy contactait régulièrement. Les comportements du garçon ont été discutés avec elle. « L’enseignante m’a dit : “C’est un problème vraiment sérieux. Il ne peut pas passer à côté d’une fille sans la toucher à la hanche, au dos, au bras. Il faut qu’il la touche” », raconte-t-elle.
L’école lui a aussi dit que l’odeur de Corey indisposait les autres et a demandé qu’il prenne une douche au moins tous les deux jours. L’insalubrité de son milieu aurait fait l’objet d’un signalement à la DPJ.
Cette personne raconte aussi qu’il y a une dizaine d’années, elle est allée dans le logement où vit le garçon. « C’était un cauchemar, la saleté qu’il y avait dans la maison… […] Les vêtements étaient dispersés en piles par terre, et les chiens et les chats dans le logement urinaient et déféquaient dessus. »
On n’est pas capable d’offrir un milieu sécuritaire pour les jeunes filles visées, on n’est pas capable de scolariser adéquatement ce jeune, on n’est pas capable de l’aider à changer son comportement et intégrer une vie normale, et on n’est pas capable de lui offrir un milieu familial adéquat. On a un peu échoué sur toute la ligne.
Le Devoir a appris que le président de la commission scolaire, Michael Murray, est propriétaire depuis de nombreuses années du logement où Corey réside avec sa famille. En entrevue, M. Murray assure n’avoir appris que « très récemment » que le garçon habitait l’un de ses logements. Il reconnaît avoir observé un « certain désordre dans la maison, mais pas au point de dire que c’était malsain ».
À l’été 2021, une décision de justice a ordonné à M. Murray de nettoyer six de ses propriétés, dont celle habitée par Corey, parce que les terrains étaient jonchés « de déchets, pièces métalliques, pneus, matières de plastique, matériaux de construction et autres détritus ».
« Échoué sur toute la ligne »
Les événements à l’école primaire Knowlton Academy sont très complexes, selon Martin Maltais, professeur en financement et politiques d’éducation à l’Université du Québec à Rimouski. Il est très difficile de prévenir une escalade de ce type de comportements, croit-il, et il faut également prendre en compte le fait que tous les jeunes ont droit à une éducation.
Dans ce cas-ci, « on n’est pas capable d’offrir un milieu sécuritaire pour les jeunes filles visées, on n’est pas capable de scolariser adéquatement ce jeune, on n’est pas capable de l’aider à changer son comportement et intégrer une vie normale, et on n’est pas capable de lui offrir un milieu familial adéquat ». « On a un peu échoué sur toute la ligne », résume-t-il.
« Mais si le niveau d’agression dépasse une certaine norme, il faut retirer l’élève », croit le professeur Maltais.
Ce qui s’est passé à Massey-Vanier Highschool paraît « anormal », analyse-t-il. « Il y a des adultes qui n’ont pas posé les gestes adéquats. […] La Loi sur l’instruction publique prévoit qu’un jeune peut être retiré du milieu pour des raisons de sécurité, et la commission scolaire avait une obligation de protéger les filles. »
Le collectif La voix des jeunes compte et les partis d’opposition à Québec réclament une loi-cadre pour prévenir et combattre les violences à caractère sexuel dans les écoles primaires et secondaires, comme c’est le cas dans les cégeps et les universités depuis 2017.
De son côté, le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, a indiqué à plusieurs reprises qu’il misait sur le nouveau protecteur national de l’élève — et les protecteurs régionaux, qui entreront en fonction en septembre. Ils auront plus de pouvoirs d’investigation que les protecteurs de l’élève actuels, et la possibilité de se saisir prioritairement des cas de violence sexuelle.
Dans l’histoire de Corey, les parents avec qui Le Devoir a parlé n’ont pas fait de plaintes au protecteur de l’élève de la Commission scolaire Eastern Townships. Soit parce qu’ils ne connaissaient pas son existence, soit parce qu’ils n’avaient pas confiance dans les institutions scolaires.