Les lourdes conséquences de garder confidentiel le dossier disciplinaire d’un enseignant

Le ministre de l’Éducation du Québec, Bernard Drainville, a ordonné une enquête « de portée générale » à la suite de nombreuses dénonciations de violences sexuelles dans les écoles. Le Devoir s’est penché sur deux cas illustrant certaines failles du système de traitement des plaintes au primaire et au secondaire. Aujourd’hui, le cas d’un professeur ; demain, celui d’un élève.
Le Devoir a appris que le ministère de l’Éducation enquête actuellement sur la gestion par le Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) de plaintes d’inconduites présumées visant un professeur du secondaire. Ce dernier a été dénoncé à plusieurs reprises au fil des ans à la direction de l’école Louise-Trichet, dans l’est de Montréal, avant de démissionner en pleine enquête à son sujet. Malgré tout, il s’est rapidement fait engager par deux autres centres de services scolaires en raison de la confidentialité des dossiers disciplinaires.
Nous avons choisi de ne pas dévoiler l’identité de celui que nous appellerons M. P, puisqu’aucune accusation criminelle n’a été portée contre lui. En entrevue avec Le Devoir, il affirme n’avoir « jamais touché », « jamais frappé », « jamais embrassé » ni « regardé sexuellement » une élève. « Loin de moi l’idée de dire que des gens ont inventé des choses, mais c’est plus dans le domaine de la perception », estime-t-il.
M. P a été le professeur d’éducation physique de Sophie de 2011 à 2013, de ses 15 à 17 ans. Nous taisons son véritable nom parce que sa famille n’est pas au courant des événements. « Il m’emmenait faire des tours d’auto, de moto. Il m’a invitée au resto, mais j’ai refusé. Je trouvais que c’était un peu trop, je n’étais pas confortable. Ça a été progressif. »
« Une fois le secondaire terminé, il m’a invitée à aller à la plage avec d’autres amies », se rappelle-t-elle. Quelques jours plus tard, M. P débarque à son travail. « Il m’a dit que le petit gars de 18 ans en lui était tombé en amour avec moi. […] C’est là que j’ai coupé les ponts, je trouvais que ça allait beaucoup trop loin », confie Sophie. « Il était déplacé, pas juste avec moi : une main trop proche d’une fesse, sur les côtes proches des seins. »
À écouter
Balado | La confidentialité, un obstacle à la protection des élèves?En 2021, elle apprend sur un groupe Facebook d’anciennes élèves de l’école que M. P, qui enseigne encore, aurait eu d’autres comportements semblables et que des élèves le dénoncent. Elle décide alors de porter plainte au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et de raconter son histoire au CSSDM, tout comme d’autres jeunes femmes. « Il m’avait donné un bec dans le cou. Le policier m’a dit qu’il n’y avait pas assez de viande autour de l’os, qu’il allait y avoir des démarches avec la DPJ », raconte-t-elle.
En entrevue avec Le Devoir, M. P confirme l’avoir invitée à manger et avoir fait un tour de moto avec elle, mais seulement quand elle a obtenu son diplôme. « C’est une erreur que j’ai payée et que je paye très cher », note-t-il.
« Cette élève-là, c’est elle qui était en amour avec moi. Elle était très fragile […] et j’ai joué peut-être un rôle de père pour elle. J’ai peut-être dépassé mon mandat d’enseignant, mais je l’ai fait le plus vertueusement possible », précise le professeur. Il indique s’être rendu sur son lieu de travail parce qu’il s’inquiétait pour elle. « Elle me textait “personne ne m’aime […] je vais attenter à mes jours”. J’ai senti une urgence. […] Je me suis assis à la table pendant quelques minutes à peine pour lui dire : “J’ai pas voulu te faire de la peine, je t’aime, je voudrais pas que tu te fasses du mal.” »
Une explication que Sophie et une de ses collègues de travail présentes ce jour-là, à qui elle s’est confiée, réfutent entièrement.
Des plaintes sans suite
Le Devoir s’est entretenu avec six employés et ex-employés de l’école secondaire Louise-Trichet, qui ont tous côtoyé M. P au cours de ses 20 années de carrière au sein de l’établissement réservé aux filles jusqu’en 2016. Cinq d’entre eux ont alerté la direction de l’école au sujet de son comportement depuis 2012. En vain.
Linda Diffli a été conseillère d’orientation pendant huit ans au sein de l’établissement. Elle dit avoir signalé le comportement de M. P au moins à trois reprises à la direction entre 2010 et 2015. « Les élèves me rapportaient énormément de choses. C’était toujours des choses sur la ligne de ce qui se fait et ne se fait pas quand on est un professeur en position d’autorité », se souvient-elle.
En 2018, Suzanne et une autre professeure, dont nous taisons les véritables identités parce qu’elles sont toujours à l’emploi du CSSDM, s’inquiètent du comportement de M. P. « Lors d’une sortie aux glissades d’eau, une élève du secondaire 5 s’est assise sur lui en bikini. Ça m’a affolée de voir ça », se rappelle Suzanne. Un incident dont M. P dit ne pas se souvenir.
Mais c’est le contenu d’un ordinateur qui pousse Suzanne et sa collègue à porter plainte directement au CSSDM et au SPVM parce qu’elles ont perdu confiance en la direction de leur école. « On m’avait prêté un ordinateur qui avait appartenu à M. P. On est tombées sur des images d’élèves […] durant les sorties de plongée, d’escalade ou de randonnée. Je voyais des photos d’une élève allongée sur une serviette de plage en bikini. D’autres en wet suit dézippé. On a aussi trouvé de la pornographie. C’était quelqu’un qui faisait de l’escalade et se faisait faire une fellation par une jeune femme », raconte Suzanne.
Au bout du compte, aucun élément rapporté au SPVM n’est recevable pour qu’on accuse M. P d’infractions criminelles, selon le policier qu’elles ont rencontré. M. P est tout de même suspendu par le CSSDM.
En entrevue avec Le Devoir, le professeur n’a pas nié. « Le directeur d’unité [du CSSDM] […] m’a dit que mon ordinateur contenait des photos à caractère sexuel. C’était des photos qui avaient été prises par les élèves. […] Je participais comme chaque année à l’album de finissants, et c’est moi qui recevais les photos » , précise-t-il. « J’ai reçu cette vidéo-là par courriel. […] Je l’ai téléchargée. […] C’est un collègue de Louise-Trichet qui m’a envoyé ça en sachant très bien que j’étais un professeur d’escalade », se souvient M. P.
Dans un album de finissants, le slogan utilisé dans la classe de M. P : « Ce qui se dit sur la montagne reste sur la montagne »
Marie-Belle Monchamp Daunais était une élève de M. P à l’école Louise-Trichet de 2005 à 2010. Aujourd’hui, la jeune femme de 30 ans est entraîneuse de football drapeau dans son ancienne école.

Elle se rappelle encore son malaise lors de la randonnée du début de l’année avec M. P. « Il était seul avec 14 filles, dormait dans le même refuge que nous, en boxer. Le lendemain, on marchait, il nous parlait du nombre de relations sexuelles qu’il avait avec sa femme. » Trois autres élèves ont aussi été témoins de scènes semblables. Elles se souviennent également d’avoir vu à plusieurs reprises les testicules de M. P, qui ne portait pas de sous-vêtements sous ses shorts.
M. P précise que lorsqu’il était en boxer, il « était dans son sleeping bag ». « Je ne me baladais pas en boxer devant mes élèves », ajoute-t-il. Le professeur affirme « ne pas être exhibitionniste ». « Ce sont des shorts avec des filets à l’intérieur, donc on ne met pas de sous-vêtements avec ce genre de short là. […] Je veux dire, si c’est arrivé, c’est un accident. J’en suis vraiment désolé. »
Des démarches qui aboutissent en 2021
En avril 2021, lors d’une activité parascolaire, trois élèves se confient à Marie-Belle Monchamp Daunais au sujet de M. P. « Elles ont commencé à parler de lui en disant qu’elles n’étaient pas à l’aise, qu’il avait fait des commentaires [déplacés]. »
Après mûre réflexion, l’entraîneuse se tourne vers la direction de l’école pour le dénoncer. « Je n’ai pas été prise au sérieux. […] La directrice m’a dit que c’était circonstanciel, et a ajouté : “C’est comme nous, les femmes, ça nous arrive tous les jours, on passe devant un chantier de construction et on se fait siffler, on ne va pas s’attarder à ça chaque fois.” » Elle décide de faire un signalement à la DPJ puis d’envoyer un courriel au CSSDM, qui décide alors de mener sa propre enquête.
M. P démissionne en pleine controverse.
« Ma conjointe était une haut placée au CSSDM et est maintenant à la retraite. Elle m’a dit : “Si tu tombes dans leur collimateur, ils te lâcheront jamais, démissionne. Va enseigner ailleurs” », raconte M. P.
En raison de la confidentialité de son dossier disciplinaire au CSSDM, rien n’empêche M. P de décrocher un contrat au Centre de services scolaire de Laval (CSSL) quelques semaines après son départ de l’école Louise-Trichet : son dossier ne peut pas être transmis d’un centre de services à un autre. « Quand j’ai su qu’il était encore en contact avec des élèves, je suis allée au SPVM et d’autres jeunes filles ont aussi fait une déposition », raconte Mme Monchamp Daunais.
Mais le 6 décembre 2022, l’enquêtrice du SPVM au dossier, Stéphanie Gaudreault, et la procureure du DPCP, Camille Boucher, lui annoncent qu’aucune accusation ne sera déposée. Le Devoir a pu écouter l’enregistrement de leur rencontre.
« À l’époque des faits, le délai de prescription faisait qu’on devait porter des accusations dans un délai de six mois » pour certaines infractions, dont exhibitionnisme, précise la procureure. « Ce n’est pas parce qu’on regarde tout ça et qu’on se dit que c’est correct la façon dont il a agi, mais parce qu’on le voit agir dans certaines limites juridiques, dans certaines limites du droit », ajoute-t-elle.
Confidentialité des dossiers problématique
En vertu de l’entente multisectorielle qui protège les victimes de violences sexuelles en prévoyant une concertation entre la DPJ, le DPCP, les services policiers et, le cas échéant, les établissements d’éducation, le CSSL est mis au courant de l’enquête en cours au sujet de M. P et choisit de ne pas renouveler son contrat.
« On m’a sorti de ma classe », se rappelle M. P, qui quitte l’école le 11 mai 2022 et dépose un grief contre son ancien employeur.
M. P a tout de même poursuivi sa route à la rentrée 2022 jusqu’à Mascouche, où Le Devoir a retrouvé sa trace à l’école secondaire L’Impact. Mais il perd à nouveau son emploi fin octobre, alors que le Centre de services scolaire des Affluents est lui aussi alerté. Éric Ladouceur, coordonnateur aux communications, précise : « Quand on a embauché monsieur, on a effectué toutes les vérifications nécessaires. […] Les centres de services scolaires où il a travaillé ont été appelés. »
En matière de droit du travail, « les dossiers d’employé ne sont pas transférables », explique Rachel Chagnon, professeure au Département des sciences juridiques de l’UQAM. Et « si vous avez fait l’objet d’une mesure disciplinaire en 2021, et que vous vous êtes tenu tranquille en 2022, bien, en 2023, la mesure disciplinaire de 2021 n’apparaît plus à votre dossier », indique-t-elle.
En matière d’infractions de nature sexuelle, la professeure considère d’ailleurs que la confidentialité des dossiers des professeurs devrait faire l’objet d’une loi-cadre et qu’il est nécessaire de mettre fin aux clauses d’amnistie contenues dans des conventions collectives du primaire et du secondaire.
Une meilleure communication nécessaire
En entrevue avec Le Devoir, la direction du CSSDM et la Fédération autonome de l’enseignement considèrent toutes deux qu’une meilleure communication de certaines informations entre les centres de services scolaires est nécessaire.
Pour Isabelle Gélinas, directrice générale du CSSDM, il est primordial de « s’assurer d’avoir devant les élèves des gens qui sont irréprochables ». La gestion du cas de M. P par son centre de services scolaire se retrouve d’ailleurs au coeur d’une investigation du ministère de l’Éducation, dans le cadre d’une enquête générale récemment décrétée par le ministre Bernard Drainville. « L’aspect le plus positif de tout ça, c’est de voir qu’on va revoir nos pratiques. On a fait un rappel aux directions. On leur a dit : “Écoutez, vous avez des obligations de faire attention à tout ce qui se dit par vos écoles et vous devez agir” », précise Mme Gélinas.
Le collectif La voix des jeunes réclame également la fin de la loi du silence qui règne dans certains centres de services scolaires, selon lui. « Avec la pénurie d’enseignants, une personne avec un brevet d’enseignant retrouve un emploi rapidement. En ce moment, c’est un terreau fertile pour encourager ce problème », lance Alexandra Dupuy, cocoordonnatrice du collectif.
« J’ai mon brevet pour enseigner, j’ai le droit d’enseigner, et le ministère de l’Éducation n’a jamais communiqué avec moi pour me dire quoi que ce soit, indique M. P. C’est correct, on est en 2023. Il y a beaucoup de choses que je referais différemment. […] Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Si j’ai mis mal à l’aise des élèves, et s’il s’est passé des trucs — qui n’ont rien d’illégal —, ça, j’en suis profondément désolé. »