Plaidoyer pour une révolution scolaire numérique

Alors qu’une partie du monde de l’éducation panique depuis le lancement des robots conversationnels à la ChatGPT, le meneur des tests PISA de comparaison internationale des performances scolaires livre au Devoir sa défense et son illustration d’une école du XXIe siècle.
Au moment de l’entrevue, à la mi-mars, Andreas Schleicher rentrait tout juste de Kiev, capitale de l’Ukraine envahie par la Russie. Le système scolaire ukrainien subit lui aussi les coups et les contrecoups de la guerre. Selon un récent rapport du ministère de l’Éducation du pays, plus de 2600 écoles ont été endommagées et plus de 400, complètement détruites, ce qui a directement affecté des millions de personnes, élèves, enseignants ou parents.
« Il ne s’agit plus seulement pour l’Ukraine de mieux reconstruire le réseau scolaire, mais de le faire différemment », a expliqué M. Schleicher, joint à Paris, au siège de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont il dirige la section sur l’éducation. L’invasion de la Crimée en 2014 et la guerre actuelle ont arrêté le processus d’adhésion de la Russie à l’organisme international, mais renforcé la coopération avec l’Ukraine, qui n’en est pas membre non plus.
« Les Ukrainiens utilisent beaucoup les nouvelles technologies. Le pays s’est adapté avec la pandémie, et encore maintenant le tiers des écoles ont entièrement basculé en ligne et un autre tiers proposent une formation hybride. Le monde numérique est vraiment très réel là-bas. Les humains et la technologie doivent y travailler de concert pour que le système fonctionne. »
La règle exacerbée pendant la pandémie vaut pour le monde entier, et pour les pays dits développés en particulier, dont ceux regroupés au sein de l’assemblée consultative de l’OCDE. La section de M. Schleicher a mis au point le fameux Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) permettant de mesurer et de comparer les performances des systèmes éducatifs.
Il faut préparer les jeunes à leur propre futur, pas à notre passé. [...] L'éducation est devenue une force très conservatrice. On le voit bien avec les résistances autour de la technologie.
Lui-même a été formé en mathématiques et en physique en Allemagne. Il est connu pour sa défense passionnée d’une transformation radicale de l’école pour l’adapter au monde en grande mutation. Il a concentré ses idées dans l’essai World Class, traduit et publié au Québec en 2019 sous le titre Quelle école pour demain ? Bâtir un système scolaire pour le XXIe siècle (PUQ).
Conversation sur le chatbot
La récente apparition publique des robots conversationnels (ou chatbots, à la ChatGPT) a déclenché un vent de panique dans certaines écoles et facultés, les enseignants plus prosaïques y voyant un autre moyen de plagier et les plus alarmistes, une nouvelle extension du domaine des entreprises de la nouvelle économie. M. Schleicher, lui, n’a été ni surpris ni pris de panique devant la nouvelle percée de l’intelligence artificielle (IA), dont il suit les avancées depuis des années.
« Ma réaction est simple : si, comme enseignant, vous ne faites que transmettre à vos élèves des connaissances préfabriquées, vous devez effectivement vous inquiéter de ChatGPT, dit-il. Si au contraire vous leur enseignez à penser, à être créatifs, alors il n’y a rien à craindre, parce qu’un chatbot n’est pas intelligent, n’a pas de conscience. Ce n’est qu’un incroyable amplificateur des connaissances disponibles en ligne. Dans un sens, je suis donc très heureux du débat public déclenché par ce robot qui nous force à nous interroger sur la nature et sur le sens de l’éducation de manière à rendre l’apprentissage encore plus intéressant et l’enseignant toujours plus humain et inspirant. »
Un équipement de réalité virtuelle peut par exemple très bien et mieux expliquer comment réaliser une expérience en chimie ou en physique. L’enseignant, lui, devrait accompagner l’apprenant dans sa quête de connaissances, tâche beaucoup plus exigeante, selon l’idée essentielle que « l’éducation doit demeurer une affaire relationnelle plutôt que transactionnelle ».
Conserver le futur
Une célèbre formule de la philosophe Hannah Arendt répète que l’éducation doit demeurer conservatrice puisqu’elle doit apprendre aux jeunes le monde dont ils héritent, afin de les préparer à le renouveler à leur tour. Andreas Schleicher pense au contraire que l’éducation doit se tourner vers l’avenir.
« C’est le point crucial, souligne-t-il. Il faut préparer les jeunes à leur propre futur, pas à notre passé. La plupart des pratiques pédagogiques sont malheureusement conçues sur le passé des adultes. On enseigne aux jeunes à marcher dans nos pas au lieu de leur donner le moyen d’explorer de nouveaux territoires. L’éducation est devenue une force très conservatrice. On le voit bien avec les résistances autour de la technologie. »
Alors, que faire maintenant ? Très concrètement, à quoi pourrait donc servir positivement l’IA en pédagogie ?
M. Schleicher explique que les formations de base (les trois R, comme on dit en anglais, reading, ’riting, ’rithmetic) demeurent fondamentales tout en exigeant des adaptations majeures.
Lire a toujours consisté à extraire des connaissances et à les absorber, parfois avec l’aide d’un outil comme le dictionnaire ou l’encyclopédie. La littératie se transforme maintenant en curation de messages ambigus. Google et de plus en plus les robots conversationnels fournissent des milliers de données qu’il s’agit d’apprendre à discriminer. Lire faisait extraire des connaissances : il faut maintenant les construire.
« L’école enseigne encore la littératie comme au XIXe siècle, alors qu’il faut embrayer pour le XXIe siècle, dit le directeur. Dans nos derniers tests PISA, moins de la moitié des élèves étaient capables de distinguer un fait d’une opinion dans un texte. Il y a vingt ans, on pouvait ne pas s’en soucier. Aujourd’hui, l’incapacité à distinguer la nature des propositions transforme quelqu’un en esclave d’un algorithme. »
Un autre exemple, alors, concernant l’apprentissage de l’écriture. Les jeunes Chinois doivent maîtriser 4000 idéogrammes et apprendre à les transcrire avec art selon une calligraphie très exigeante. Le directeur raconte qu’à Shanghai, il a vu une classe utiliser des outils numériques envoyant des rétroactions individualisées en temps réel sur les téléphones portables des élèves.
Réagir au grand choc
Dans cet exemple, l’évaluation et l’apprentissage avançaient donc en cordée de manière complètement intégrée, alors que trop souvent on les distingue en les concevant comme les deux extrémités du processus pédagogique.
« Personnellement, je crois que la grande erreur de l’éducation des 300 dernières années est d’avoir trop séparé l’apprentissage de l’évaluation, indique M. Schleicher. On demande aux élèves d’accumuler des connaissances vagues pendant des années puis, un jour, on les teste dans une période très courte pour évaluer ce qu’ils savent et qu’ils oublient après l’examen. La technologie peut aider à réunir l’apprentissage et l’évaluation. C’est une de ses grandes forces, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les gens aiment les jeux vidéo. »
Le directeur de l’éducation de l’OCDE le dit carrément : la grande numérisation en marche maintenant, avec l’IA, introduit une cassure fondamentale, d’abord et avant tout pour une raison d’accélération de la vitesse des changements. Dans l’histoire, explique-t-il, quand l’éducation et la technique se sont entrechoquées, la première l’a toujours emporté, mais le rapport de force pourrait maintenant s’inverser.
« L’humanité a toujours eu beaucoup de temps pour s’adapter aux mutations. Le choc de l’agriculture a été absorbé sur de longues périodes lentes et la révolution industrielle, sur des décennies. Au XIXe et au XXe siècle, une personne pouvait apprendre un métier et le pratiquer tel quel toute sa vie. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, il faut constamment se réinventer et s’adapter. Les humains ont toujours eu l’intelligence et l’ingéniosité pour maîtriser les technologies. Aujourd’hui, par contre, il faut se demander combien d’entre nous seront déclassés par cette transformation. Certains vont en profiter, c’est sûr, mais la réponse quant aux avantages de la technologie pour l’humanité n’est pas encore évidente. »