Quand le «système» fait obstacle aux profs immigrants

Le parcours du combattant d’un enseignant d’origine colombienne pour obtenir un poste dans une école québécoise risque de s’achever sur une triste note : comme des dizaines d’autres profs venus d’ailleurs, Alexander B. Montoya envisage de changer de métier. Les Forces armées canadiennes lui déroulent le tapis rouge et lui offrent un poste d’officier, avec un salaire de départ de 80 000 $ par année et des avantages sociaux.
« Je dois avouer que ça me fait réfléchir », dit cet enseignant bardé de diplômes qui doit se contenter de petites tâches de suppléance dans les écoles primaires et secondaires malgré la pénurie de personnel qui frappe le réseau scolaire.
Le Devoir a raconté le mois dernier les innombrables difficultés d’Alexander B. Montoya — et d’autres profs d’origine étrangère — à se tailler une place dans une école québécoise. Arrivé au Québec en 2012 avec en poche un diplôme en mathématiques et 10 années d’expérience en enseignement, il a dû se résoudre à faire de petits contrats et d’autres tâches qui ne figuraient pas du tout dans ses plans. Il a entre autres changé des couches dans un CHSLD durant les deux premières vagues de la pandémie, puis il a travaillé dans une clinique de vaccination et de dépistage de la COVID-19 plutôt que de réaliser son rêve d’enseigner au secondaire.
Après la publication du reportage du Devoir, l’homme de 48 ans a reçu les offres habituelles réservées aux nouveaux enseignants : une journée par-ci, une journée par-là. Au bas de l’échelle salariale. Sans sécurité d’emploi. Sans avantages sociaux. Sans horaire stable. Sans accès au matériel technologique de l’école, parce qu’il n’est qu’un suppléant…
Alexander B. Montoya s’est finalement retrouvé dans une école secondaire de la Rive-Sud. Une ambiance formidable. Des collègues en or. Mais il a vite compris pourquoi il remplace un prof en arrêt de travail : sur les 24 jeunes de son groupe, 13 ont un plan d’intervention pour des difficultés d’apprentissage. Dans ce groupe parmi les plus « difficiles » de l’école — et uniquement pour une période indéterminée —, son idéal de pouvoir transmettre sa passion pour les mathématiques est mis à l’épreuve.
Ce solide bonhomme, en pleine forme, est tenté d’accepter l’offre des Forces armées canadiennes, qui sont prêtes à l’embaucher et à le former en vue de lui offrir un poste d’officier. Comme le réseau de l’éducation, l’armée fait face à une pénurie de personnel, mais les conditions de travail sont apparemment plus attrayantes à la Défense nationale que dans une école.
« Racisme systémique »
Alexander B. Montoya n’est pas le seul enseignant d’origine étrangère qui peine à se frayer un chemin dans les écoles du Québec : les nouveaux arrivants et les personnes issues de minorités visibles qui cherchent à travailler dans le réseau scolaire se heurtent à une forme de « racisme systémique », affirme Julie Larochelle-Audet, professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal.
L’intégration des enseignants immigrants « est certainement un exemple de discrimination systémique ou de racisme systémique ». « Ils ont des difficultés à faire reconnaître leurs qualifications et leur expérience acquises à l’étranger, et par la suite à obtenir une permanence, dit-elle au Devoir. Je pense qu’une autre manifestation du racisme systémique, c’est l’immobilisme de l’État par rapport à ça. Ça fait quand même plusieurs années que c’est connu et documenté. »
Les conditions d’accession à la profession pour les enseignants d’origine étrangère n’ont sans doute pas été conçues avec une intention raciste, mais les faits sont têtus : les immigrants doivent bel et bien franchir davantage d’obstacles que les aspirants profs nés au Québec, explique Julie Larochelle-Audet.
Il n’existe qu’une voie d’accès à la profession enseignante pour les candidats venus d’autres pays, peu importe leur expérience ou leurs qualifications, déplorent la professeure et sa collègue Marie-Odile Magnan, elle aussi de l’Université de Montréal, dans une lettre publiée sur les plateformes numériques du Devoir. En pleine pénurie de personnel scolaire, le Québec se prive ainsi d’enseignants expérimentés et susceptibles de donner un coup de main d’une valeur inestimable.
Même un enseignant ayant travaillé 20 ans à l’étranger doit d’abord tenter de faire reconnaître ses acquis par le ministère de l’Éducation, puis obligatoirement suivre une série de cours universitaires en pédagogie et réussir un stage probatoire dans une école québécoise. Les stages des étudiantes au baccalauréat en éducation sont encadrés et supervisés, mais pas ceux des candidats étrangers, souligne Julie Larochelle-Audet.
Des barrières à surmonter
Autre obstacle important, l’insertion professionnelle des enseignants étrangers se fait la plupart du temps « dans des conditions précaires, à temps partiel, dans plusieurs écoles, hors de leur champ de qualification et avec des groupes difficiles ». L’attribution des tâches d’enseignement dans le réseau public se fait par ordre d’ancienneté : les derniers arrivés héritent donc des groupes les plus difficiles.
« Bien que le ministère de l’Éducation ne tienne pas de données sur les personnes abandonnant au cours du processus de requalification, les récits et expériences recueillis dans nos recherches indiquent que nombre d’enseignantes et enseignants immigrants ne parviennent pas à surmonter les barrières liées à la reconnaissance de leurs acquis et compétences, notamment linguistiques », écrivent Julie Larochelle-Audet et Marie-Odile Magnan dans leur lettre au Devoir.
De façon générale, « dans les limites de mon corpus, le fait d’être ou d’être perçu comme étant immigrant·e, Arabe/musulman·e ou Noir·e apparait davantage préjudiciable » pour travailler dans le réseau scolaire québécois, écrit aussi la professeure Larochelle-Audet dans sa thèse de doctorat, publiée en 2019.
« Dans les commissions scolaires où ils ne sont pas sous-représentés, il ressort de cela que les enseignant·es de “minorités visibles” sont susceptibles d’être surreprésentés dans les emplois à statut précaire (non réguliers) », précise-t-elle dans le document.