Le Québec a rattrapé son retard en éducation grâce aux cégeps

Le modèle des cégeps représente un succès au Québec, selon une étude étoffée réalisée par un groupe de chercheurs dont fait partie l’économiste Pierre Fortin. Malgré l’efficacité de ce système, les chances qu’il soit adopté ailleurs en Amérique du Nord, dont en Ontario — la province à laquelle le Québec est comparé dans l’étude —, sont faibles. Pourquoi les cégeps n’existent-ils pas ailleurs ? « La raison est politique », répond Pierre Fortin.
Les recherches sur l’efficacité des cégeps n’ont pas été nombreuses au cours des dernières années. « Il faut une génération pour que tu puisses observer le phénomène », explique Pierre Fortin. De plus, les recherches de ses collègues québécois ne s’étaient pas rendues là, et encore moins ailleurs au pays. « Les deux solitudes sont encore deux solitudes », note l’économiste.
L’étude a toutefois de quoi intéresser le reste du Canada. On y découvre qu’entre 1976 et 1986, au Québec, même si le baccalauréat universitaire perd une année au profit des cégeps, le taux de fréquentation universitaire croît rapidement. Si rapidement qu’en 1986, il rattrape celui de l’Ontario. Aujourd’hui, le taux est légèrement plus élevé au Québec. La promotion de la fréquentation universitaire représentait l’« objectif primordial » de la création des cégeps, notent les auteurs.
La réforme du système d’éducation lancée au début des années 1960 au Québec a aussi fait en sorte que le nombre d’années de scolarité des jeunes adultes de 25 à 34 ans a augmenté. En 1971, soit quatre ans après la formation des premiers cégeps, les Ontariens devançaient leurs voisins de 1,2 année. En 2020, les Ontariens du même âge devançaient les Québécois de 0,1 an seulement. Ainsi, le Québec a atteint l’un des objectifs principaux de la réforme, soit rattraper l’Ontario.
À certains égards, d’après l’étude publiée dans la revue Analyse de politiques, le Québec est même meilleur que l’Ontario : en 2020, le pourcentage des Québécois de 25 à 34 ans qui possédaient au moins un diplôme postsecondaire était supérieur de quatre points de pourcentage à celui de l’Ontario. L’avantage est toutefois attribuable à l’obtention de diplômes inférieurs au baccalauréat. Au total, 38 % des Québécois de 25 à 34 ans avaient un niveau de qualification égal ou supérieur au baccalauréat, contre 44 % en Ontario.
Une réticence en Ontario ?
Gerard Kennedy, qui s’est inspiré du système d’éducation québécois lorsqu’il était ministre de l’Éducation de l’Ontario, de 2003 à 2006, affirme que les cégeps représentent un succès « impressionnant ». L’ancien ministre libéral a envisagé de créer une version ontarienne des cégeps, mais convient qu’il aurait été très difficile d’avoir l’accord des universités. « On aurait eu à changer beaucoup de choses législativement », dit-il.
Le système d’éducation ontarien diffère de celui du Québec sur quelques aspects. Bien que les élèves des deux provinces étudient 16 ans pour obtenir leur baccalauréat, les Ontariens terminent leur secondaire après 12 ans d’école, contre 11 pour les Québécois (maternelle exclue). Les Québécois passent deux ans au cégep (à moins qu’ils fassent une technique), puis trois ans à l’université pour y obtenir un baccalauréat. Les Ontariens passent, quant à eux, du secondaire à l’université, où ils obtiennent leur premier diplôme en quatre ans.
Les élèves ontariens avaient autrefois 13 ans d’éducation primaire et secondaire, mais entre 1999 et 2003, le gouvernement progressiste-conservateur a retiré la treizième année. En octobre 2003, le Parti libéral de l’Ontario remporte l’élection et Gerard Kennedy est nommé ministre de l’Éducation. Ce dernier constate alors que le taux de décrochage a augmenté en raison de la compression du parcours scolaire. C’est à ce moment qu’il étudie comment les choses se passent au Québec.
Pour remédier à la « crise », le ministre a tenté de recréer l’« esprit du cégep » en Ontario. Le gouvernement n’a toutefois pas souhaité ouvrir de nouveaux établissements à l’échelle de la province comme l’a fait le Québec à la fin des années 1960. « Le seul nouvel établissement possible aurait été en milieu rural, où le taux de décrochage était supérieur », dit-il. Une étude datant de 2017 démontre que les Québécois en zone rurale ne sont pas désavantagés en matière de participation aux études postsecondaires, contrairement aux jeunes vivant dans la campagne ontarienne.
La province a finalement mis en place une série de mesures dans les écoles secondaires et certains établissements postsecondaires pour aider les étudiants à faire la transition. Gerard Kennedy admet que la province devait agir rapidement vu les besoins en éducation. Elle ne pouvait se permettre d’entreprendre des changements s’étalant sur plusieurs années. Les universités avaient aussi des difficultés financières, donc le ministre ne voulait pas leur retirer une année scolaire en arrivant au pouvoir.
En ce sens, l’argumentaire de Gerard Kennedy donne raison à Pierre Fortin, qui affirme que si aucune autre province n’a adopté le modèle des cégeps, c’est pour des raisons politiques. Éric Lavigne, professeur adjoint à l’Institut des études pédagogiques de l’Ontario, à Toronto, et ancien professeur au collège André-Grasset, à Montréal, juge qu’il est toutefois « audacieux » de conclure que l’Ontario devrait adopter la structure collégiale parce que le Québec a rattrapé son retard.
Éric Lavigne affirme que les visées qu’avait le gouvernement ontarien dans les années 1960 lors de la création des collèges communautaires — des établissements où les Ontariens peuvent obtenir une éducation professionnelle sans aller à l’université — étaient différentes de celles du Québec. « Il n’y avait pas de volonté d’utiliser le collégial comme passerelle vers l’université », explique le professeur adjoint.
Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.
Une version précédente de ce texte – qui indiquait que les universités avaient aussi des difficultés financières, donc le ministre leur a retiré une année scolaire en arrivant au pouvoir – a été modifiée.