Le livre comme champ de bataille

La guerre culturelle reprend de plus belle contre certains livres jugés politiquement ou moralement incorrects. Les demandes et les pratiques de censure n’ont jamais été aussi nombreuses depuis des décennies, et elles arrivent de tous bords, de la gauche comme de la droite.
La galaxie conservatrice semble particulièrement militante aux États-Unis, où les dirigeants, comme les candidats républicains aux élections, instrumentalisent les manuels scolaires, souvent à des fins électoralistes.
Une douzaine d’organisations représentant des éditeurs, des bibliothécaires et des enseignants viennent de fonder la coalition Unite Against Book Bans pour lutter contre cette vague d’interdits. Le mouvement entend s’impliquer dans les prochaines campagnes électorales en questionnant les candidats.
Entre le 1er juillet 2021 et le 31 mars 2022, près de 1600 livres ont été la cible d’interdictions (book bans) dans 86 districts scolaires états-uniens totalisant près de 2900 écoles, selon une enquête de PEN America. Pour cet organisme de défense de la liberté d’expression, l’interdit d’un ouvrage se caractérise par l’annulation de la décision prise par une école ou un enseignant de l’inscrire au programme de lecture.
La Floride devient l’épicentre de ce combat. À lui seul, le Walton County School District a banni une soixantaine de livres de ses bibliothèques scolaires. Le gouverneur Ron DeSantis a fait adopter une loi interdisant de parler d’orientation sexuelle en classe (« Don’t Say Gay ») et une autre permettant aux parents d’intervenir dans le choix du matériel pédagogique. M. DeSantis a des visées sur la présidence en 2024, et il semble bien vouloir faire de la lutte contre le « wokisme » son principal cheval de la bataille électorale.
Au total, 1145 censures (soit plus de deux sur trois) effectuées lors des neuf derniers mois émanaient d’élus (à 41 %) et de groupes de pression de droite. Les assemblées législatives des États, appuyées par des groupes de pression, ont adopté une soixantaine de règlements pour interdire aux enseignants d’aborder certains sujets liés à la race, au genre et à la sexualité. L’organisme Moms for Liberty offrait récemment 500 dollars à quiconque dénonce un instituteur pour ces mêmes raisons.
Les blocages visent particulièrement les auteurs BIPOC (non blancs) et des membres de la large communauté LGBTQ+, et plus encore les ouvrages proposant des personnages queers. La Prix Nobel de littérature afro-américaine Toni Morrison est du nombre des auteurs visés, tout comme Margaret Atwood et Art Spiegelman.
« Nous avions l’habitude d’entendre parler d’une remise en question ou d’une interdiction de livres quelques fois par an. Maintenant, c’est chaque semaine ou chaque jour, a expliqué au Guardian la directrice générale de PEN America, Suzanne Nossel. Cela fait partie d’un effort concerté pour essayer de contenir les conséquences du changement démographique et social en contrôlant les récits accessibles aux jeunes. »
Une allumette à la main…
On se croirait donc revenus aux années 1950, quand l’Amérique traquait les œuvres communistes, mais aussi le matériel culturel ayant supposément une mauvaise influence sur la jeunesse. Entre 1954 et 1956, en plein maccarthysme, la moitié des comics auraient été bannis des kiosques à journaux.
La guerre culturelle découle encore et toujours d’une sorte de paranoïa critique entourant la volonté de protéger les enfants comme les adolescents, et une nouvelle bataille contre certains livres s’engage. Ce qui peut sembler bien étrange dans un monde numérique où la copie de n’importe quoi ou presque, y compris les images violentes ou pornographiques, existe à portée de clic.
« Les livres, indépendamment de ce qu’ils peuvent dire ou raconter sur l’homosexualité ou un autre sujet, sont les gardiens de la mémoire, dit le professeur de littérature à l’Université McGill Arnaud Bernadet. Ils sont les signes de l’identité culturelle, de ce à quoi une collectivité s’identifie. Ils se retrouvent donc au centre des luttes d’identité et de mémoire. » Il ajoute que le livre représente le savoir et concentre symboliquement l’institution scolaire.
Nous avions l’habitude d’entendre parler d’une remise en question ou d’une interdiction de livres quelques fois par an. Maintenant, c’est chaque semaine ou chaque jour.
« J’estime pour ma part que c’est justement le statut de la fiction qui est en cause, dans la mesure où celle-ci est souvent assimilée à un énoncé de réalité », écrit au Devoir le professeur Pierre Hébert, de l’Université de Sherbrooke. Il a consacré une bonne partie de sa carrière à l’étude de la censure, en particulier au Québec.
« Cela expliquerait pourquoi il est interdit de fumer sur une scène, comme si celle-ci était un restaurant. Pourtant, on peut commettre un crime sur scène, mais pas fumer ; autrement dit, certains gestes sont reconnus comme acceptables en fiction, mais d’autres, dans la morale plus récente, non. C’est dire la complexité du sujet. »
Le professeur note aussi qu’une nouvelle morale s’est imposée au cours des dernières années, sans trop de discernement. Il donne l’exemple des traumavertissements précédant certains films — violence, scènes de nudité, usage de la cigarette —, en soulignant son étonnement à voir tous ces cas mis sur un même plan.
Avertir, c’est une chose, et interdire, une autre encore. Le professeur Hébert souligne que la censure de livres émane aujourd’hui de groupes ou d’individus qui se sentent lésés comme lecteurs. « Certains croient qu’on devrait pouvoir tout dire, hormis ce qui est justiciable ; d’autres, qu’il doit y avoir des limites, en particulier sur ce qui peut être offensant. […] On se croirait revenus à la censure décrite dans La République de Platon : l’artiste peut s’exprimer, mais selon les conditions dictées par la Cité. »
La gauche, la droite et les désirs partagés d’autodafé
La croisade moralo-politique vient aussi de la gauche. J.K. Rowling et sa célébrissime série des Harry Potter sont attaqués par les traditionalistes chrétiens, qui leur reprochent une supposée apologie de la sorcellerie, et par la gauche diversitaire, qui dénonce le manque de sensibilité de l’autrice à l’égard du mouvement trans.
Des étudiants universitaires refusent de lire certains ouvrages. À Seattle comme au Tennessee, des districts scolaires ont retiré To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) des listes de lectures obligatoires (sans toutefois l’interdire), l’ouvrage étant jugé raciste. Faut-il vraiment rappeler l’autodafé récemment dévoilé de livres pour enfants en Ontario ?
Les censures des deux bouts du spectre se correspondent en miroir, par inversion de la politique des émotions. Ce qui explique la critique des uns alimente celle des autres : la droite interdit un livre parlant trop d’orientation sexuelle ou de culpabilité blanche ; la gauche repousse un ouvrage jugé raciste ou homophobe.
« Les destructions de livres sont aussi anciennes que l’écriture, on s’entend, note Arnaud Bernadet, professeur au Département des littératures de langue française de l’Université McGill. Mais depuis une décennie, on assiste à une hausse de la censure, et ce qui est intéressant, c’est qu’elle caractérise aussi bien les groupes de gauche que de droite. Les stratégies sont à peu près les mêmes et, au fond, la droite et la gauche se rejoignent dans cette volonté d’interdire. »
Avec sa collègue Isabelle Arseneau, il a écrit un très éclairant mémoire pour la commission québécoise sur la liberté universitaire. « Il y a beaucoup de nuances à faire entre les différents nouveaux mouvements apparus depuis dix ou quinze ans, mais une chose est sûre : tout s’y joue sur le modèle de l’identité, dit le professeur. De ce point de vue, la gauche et la droite se répondent. C’est ce qui fait que ça se fissure à gauche entre les égalitaires, les libertaires et les identitaires. »
Selon M. Bernadet, l’attention portée aux questions de diversité explique aussi en partie pourquoi une partie de la base traditionnelle de la gauche vire à droite dans les élections. Il y voit une des explications de l’élection de Donald Trump.
« Le mouvement de diffusion de l’esprit de la wokeness, de la justice sociale, est dominé par des Blancs, des gens diplômés qui ont un mode de vie citadin et un vote progressiste », fait-il remarquer.