Le débat sur le français déchire les profs de cégep

Le projet de loi 96 visant à renforcer le français au Québec met à rude épreuve l’unité du principal syndicat d’enseignants de cégep. Selon ce que Le Devoir a appris, un mouvement de professeurs a forcé la tenue d’un nouveau vote dans l’espoir d’amener la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ) à réclamer l’application de la loi 101 aux cégeps.
Des débats déchirants agitent cette fédération syndicale, qui représente 85 % des professeurs de cégep. Des membres influents craignent même l’implosion de la FNEEQ, tiraillée entre ses membres francophones et ceux de huit collèges anglophones publics et privés.
La FNEEQ marche sur un fil de fer entre les intérêts divergents de ses membres. La Fédération appuie le projet de loi 96, qui « rétablira l’équilibre entre les cégeps francophones et anglophones ». Le projet cherche à limiter le poids relatif des établissements anglophones (dont l’effectif sera plafonné à 17,5 % du réseau) tout en préservant les emplois dans les deux langues, fait valoir le syndicat.
La FNEEQ appuie aussi la décision du ministre Simon Jolin-Barrette de ne pas étendre la loi 101 aux cégeps, ce qui aurait réservé l’accès aux études collégiales en anglais aux « ayants droit », comme au primaire et au secondaire. Sans aucune balise, les cégeps anglophones ont connu une croissance importante au cours des deux dernières décennies en attirant surtout des étudiants francophones et allophones. Les anglophones sont désormais minoritaires dans les cégeps anglais, rappelle le syndicat.
Sursaut nationaliste
La position mitoyenne de la FNEEQ dans ce débat crée de l’insatisfaction de toutes parts.
Vingt et un syndicats de profs francophones prônent une position plus ferme sur la défense du français en étendant la loi 101 aux cégeps. D’autres votes sur cette question doivent avoir lieu au cours du mois d’avril. Un sursaut nationaliste prend naissance parmi les enseignants de cégep francophones, explique une source.
D’un autre côté, des profs anglophones s’opposent aux limites imposées aux cégeps anglais par le projet de loi 96.
La FNEEQ a le défi d’unir ces points de vue en apparence irréconciliables. « C’est déchirant. C’est émotif. Il faut le reconnaître. Il faut être capables de trouver une position qui va nous rassembler », dit Caroline Quesnel, présidente de la FNEEQ. Elle estime que la position adoptée par les membres en conseil fédéral, en septembre dernier, est « la mieux équilibrée ».
Une part appréciable des membres francophones de la FNEEQ ne sont pas d’accord et ont obligé la Fédération à rouvrir le débat à ce sujet. Un nouveau vote sur l’application de la loi 101 au collégial devra prendre place au prochain conseil fédéral de la FNEEQ, confirment nos sources. Le bureau de la Fédération doit fixer cette semaine la date lors de laquelle cet avis de motion sera traité.
« On écoute nos membres, et ce sont eux qui nous donnent des mandats. On aura sans doute une bonne discussion à ce sujet. On travaille à créer un espace de dialogue, de respect et d’écoute mutuelle », explique Mme Quesnel.
Les profs du cégep de Saint-Jérôme font partie de ceux qui ont demandé à la FNEEQ de reconsidérer son opposition à étendre la loi 101 au collégial, confirme Simon Chavarie, président du syndicat local. « C’est vraiment un mouvement qui vient de la base, dit-il. Ce n’était pas une proposition de l’exécutif syndical. C’est notable, ce n’est pas extrêmement fréquent. »
Le projet d’agrandissement de 100 millions de dollars du collège Dawson, un cégep anglophone qui fait le plein d’étudiants allophones et francophones, a sonné le réveil des profs de Saint-Jérôme, explique M. Chavarie. Québec a depuis renoncé à cet investissement important.
Trois cours en français
Malgré les divisions internes, les profs de cégep s’entendent généralement sur le rejet d’une autre disposition ajoutée in extremis au projet de loi 96 : celle d’obliger les étudiants de cégep anglais à suivre trois cours disciplinaires en français. Il s’agirait par exemple de cours de mathématiques, d’anthropologie ou de toute autre matière qui seraient livrés en français plutôt qu’en anglais, comme c’est normalement le cas dans les cégeps anglophones.
« Ça ne passe pas du tout. Il y a là un précédent extrêmement dangereux dans le fait que des parlementaires décident d’improviser des changements au parcours collégial sans aucune consultation, de façon unilatérale », dit la présidente de la FNEEQ.
Le syndicat a calculé qu’environ 150 enseignants du réseau collégial anglophone seraient inaptes à donner des cours en français. Il est impensable de pénaliser ces profs compétents, embauchés pour enseigner en anglais, souligne Caroline Quesnel. Iraient-ils supplanter leurs collègues ayant moins d’ancienneté ? Seraient-ils « mis en disponibilité », c’est-à-dire payés à ne rien faire ?
Ces trois cours obligatoires en français pénaliseraient aussi les étudiants anglophones, dont 35 % seraient voués à l’échec dans la langue de Molière, a prévenu la Fédération des cégeps. Le quotidien The Gazette a rapporté mardi des témoignages d’élèves et de parents qui déplorent cette atteinte aux droits de la minorité anglophone.
Les partisans de l’élargissement de la loi 101 aux cégeps rappellent que l’effectif des collèges doit augmenter de 23 % dans les neuf prochaines années, selon les projections du ministère de l’Enseignement supérieur. Il faut mettre fin au développement « chaotique » des inscriptions, qui favorise sans aucun doute les établissements anglophones : près d’un cégépien sur cinq fréquente un cégep anglais, même si les anglophones représentent 8 % de la population du Québec. À Montréal, ce sont 40 % des cégépiens qui étudient en anglais (et près de 50 % dans les programmes pré-universitaires).