Plaidoyer pour la liberté de l’enseignement à l’Université d’Ottawa
Un comité présidé par le juge à la retraite Michel Bastarache recommande une série de mesures pour protéger la liberté de l’enseignement et formule une mise en garde contre la tentation de censurer les « sujets délicats » à l’Université d’Ottawa, qui a été le théâtre de débats virulents sur ces questions.
« Il n’y a pas de droit de ne pas se sentir offensé puisque la liberté académique protège les propos controversés et blessants », écrit le juge Bastarache dans un rapport de 196 pages dévoilé jeudi.
Le groupe d’experts, composé de cinq professeurs, a été mis en place en mars dernier dans la foulée d’un incident sur l’utilisation du mot en n survenu dans un cours à l’Université d’Ottawa, à l’automne 2020, ainsi que de commentaires publiés sur les réseaux sociaux par le professeur Amir Attaran. Le rapport tente de réussir un tour de force : concilier le droit d’enseigner des matières « choquantes » et le devoir de maintenir en classe un climat propice aux apprentissages.
Cette obligation vaut non seulement pour les professeurs, mais aussi pour les étudiants, qui ne peuvent se lancer dans des « attaques outrancières » contre des enseignants qui tiennent des propos jugés offensants, note le rapport. Le rapport invite à un « changement de culture », indique en entrevue le recteur Jacques Frémont, tant sur le plan de la liberté universitaire qu’en matière de respect de la dignité.
Si l’Université avait eu le rapport en main il y a quelques mois, l’incident impliquant la professeure Verushka Lieutenant-Duval, qui a été suspendue deux semaines en raison de la controverse, se serait « probablement passé différemment », estime Jacques Frémont. Il a refusé de commenter davantage cette affaire, qui fait l’objet de griefs syndicaux.
L’Université dit d’emblée qu’« il n’y a pas de consensus et beaucoup d’appréhension » par rapport à ces questions.
Le comité présidé par l’ancien juge de la Cour suprême du Canada recommande la mise en place d’un mécanisme d’enquête indépendant et la définition claire des concepts de liberté universitaire et de liberté d’expression. Un mécanisme de traitement existe présentement, mais il serait « méconnu et considéré comme inadéquat pour traiter les affaires qui mettent en cause la liberté académique et la liberté d’expression », lit-on dans le rapport.
Non à la censure
Le juge Bastarache se prononce aussi « en désaccord avec l’exclusion de termes, d’ouvrages ou d’idées dans le contexte d’une présentation ou d’une discussion respectueuse de nature universitaire et dans un but pédagogique et de diffusion des savoirs ».
De plus, il « n’est pas favorable à la censure institutionnelle ni à l’autocensure quand elle est susceptible de compromettre la diffusion des savoirs et qu’elle est motivée par la peur de réprobation publique. Le Comité est d’avis que les étudiants et les membres de la communauté universitaire doivent être disposés à traiter d’un sujet délicat dans un contexte académique ».
Des auteurs de mémoires envoyés au comité Bastarache ont souligné de leur côté craindre des représailles de toutes sortes, et ils demandent d’être protégés par l’administration « contre les forces externes ».
Le professeur Charles Le Blanc, qui avait signé une lettre en appui à Verushka Lieutenant-Duval, estime qu’il manque un « coup de baguette sur les mains de l’administration » dans le rapport Bastarache. « On pourrait avoir les meilleurs règlements, mais si les dirigeants ne prennent pas les décisions, ça ne sert à rien de faire les règlements », dit-il.
Citant le court préavis, le caucus des professeur.e.s et bibliothécaires noir.e.s, autochtones et racisé.e.s. a décliné l’offre de rencontrer le comité. Le 30 octobre, il a écrit que ses membres ne se sentaient pas protégés lorsqu’ils signalaient des incidents de racisme. Le même caucus avait au début de l’affaire Lieutenant-Duval lancé une pétition demandant aux professeurs qui ne sont pas noirs de ne pas dire le mot en n.
« Il n’y a pas de liaison avec un budget, donc on ne sait pas si les recommandations sont sérieuses », conclut Luc Angers, vice-président à la mobilisation des membres à l’Association des professeur.e.s à temps partiel de l’Université d’Ottawa, le syndicat de la professeure Lieutenant-Duval. « De nombreuses recommandations du rapport sont loin de répondre à nos attentes », a commenté pour sa part le comité exécutif du Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa.
Christine Gauthier, vice-présidente de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), dit souhaiter que ce rapport inspire le comité sur la liberté universitaire au Québec, présidé par Alexandre Cloutier. Le syndicat s’inquiète pour les pressions sur les chargés de cours, qui n’ont pas de sécurité d’emploi. « La question de l’autocensure, elle est différente pour les enseignants contractuels. On espère que la commission Cloutier va proposer des solutions. »
Alexandre Cloutier a indiqué au Devoir qu’il réservait ses commentaires, parce qu’il prévoit déposer son rapport prochainement.