L’analphabétisme, un phénomène préoccupant aggravé par la pandémie

Jean-Benoît Nadeau
Collaboration spéciale
Les causes de l’analphabétisme sont multiples et vont au-delà des carences de l’école et des troubles d’apprentissage. Elles mélangent préjugés sociaux, pauvreté, précarité et problèmes familiaux.
Illustration: Tiffet Les causes de l’analphabétisme sont multiples et vont au-delà des carences de l’école et des troubles d’apprentissage. Elles mélangent préjugés sociaux, pauvreté, précarité et problèmes familiaux.

Ce texte fait partie du cahier spécial Alphabétisation

La moitié de la population québécoise souffre de carences graves en lecture. Et la crise sanitaire n’a certainement pas arrangé les choses pour cette tranche de la population qui peinait à décoder les consignes.

« C’est un enjeu de scolarisation, mais aussi de conditions de vie et d’exercice de ses droits », dit Caroline Meunier, coordonnatrice du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ). « Les gens qui ont du mal à lire sont moins riches, plus malades, moins revendicateurs, moins impliqués dans l’action sociale et politique », précise-t-elle.

André Huberdeau, président de la Fondation pour l’alphabétisation, y ajoute une touche économique. « Le gouvernement veut investir dans la productivité, mais la moitié des Québécois ne peut pas suivre. » Il a pu observer le problème en personne lorsqu’une entreprise a fait appel à lui pour savoir pourquoi son programme d’informatisation de 10 millions de dollars ne donnait rien. « Je leur ai suggéré de faire une enquête interne sur la capacité de lecture. Elle a révélé que 60 % du personnel avait du mal à lire, souligne-t-il. Il y a 10 000 entreprises dans cette situation au Québec. »

Des lignes d’appel inondées

La crise sanitaire n’a rien fait pour aider cette tranche de la population, qui peinait à décoder les consignes. « L’isolement social a été terrible. Une personne analphabète va normalement demander de l’aide à son voisin, ou à une personne de confiance, mais là, on leur a dit : “Restez chez vous”, explique André Huberdeau. En mars 2020, nos lignes d’appels ont été inondées. »

Au RGPAQ, les trois premiers mois de mesures sanitaires ont entraîné la fermeture temporaire des 76 organismes membres. « Nos gens faisaient leur possible pour vulgariser l’information, expliquer le confinement. Il y avait le problème additionnel que nos organismes d’alphabétisation sont souvent le premier lien d’interaction sociale. L’épicerie en ligne, oubliez ça. Un grand nombre d’analphabètes n’ont pas d’appareils connectés. Et ils n’étaient pas capables d’assurer le soutien de leurs enfants pendant l’école à la maison. Il a fallu faire de l’alphabétisation familiale. »

Si on fait le compte du réseau RGPAQ, de celui de Literacy Quebec, des organismes indépendants, des centres d’éducation aux adultes et des centres de services scolaires (CSS), il y aurait 50 000 adultes en alphabétisation au Québec. Mais il est difficile de dresser le portrait exact des moyens en place.

50 000
C’est le nombre d’adultes inscrits en alphabétisation au Québec, tous organismes confondus.

Alors que les CSS dispensent une formation par module et toujours évaluée, les groupes d’éducation populaire travaillent par projet, pas seulement sur la base d’une évaluation. On y passe la matière à travers un projet individuel ou de groupe, que ce soit un livre, une vidéo, un CV. « On encourage nos participants à s’impliquer dans l’organisme parce que c’est encore une autre manière d’apprendre, dit Caroline Meunier. On devient leur deuxième famille et bien souvent leur première famille. »

5 % d’universitaires analphabètes

André Huberdeau s’inquiète de l’effet de la crise sanitaire sur le décrochage scolaire, frère jumeau de l’analphabétisme, mais il faudra attendre la prochaine grande étude internationale, prévue pour 2022 ou 2023.

La dernière étude date de 2012 et elle avait montré une aggravation de la situation québécoise par rapport à celle de 2003. La proportion de Québécois en grande difficulté de lecture était passée de 49 à 53 %. Unique consolation : la situation a empiré davantage ailleurs au Canada et est passé de 38 à 49 % pour les mêmes catégories.

Les causes de l’analphabétisme sont multiples et vont au-delà des carences de l’école et des troubles d’apprentissage. Elles mélangent préjugés sociaux, pauvreté, précarité et problèmes familiaux. « La lutte contre l’analphabétisme n’est pas uniquement un problème scolaire. Elle doit s’inscrire dans un mouvement plus large de lutte contre les inégalités », estime Caroline Meunier.

La corrélation entre éducation et analphabétisme n’est pas absolue. Certes, 49 % des Québécois qui n’ont pas fini leur secondaire ont de grandes difficultés en lecture. Mais, à l’inverse, 27 % de diplômés universitaires ont du mal à lire, dont 5 % d’universitaires analphabètes. « Lorsque je corrigeais des examens à HEC, je devais parfois lire la copie à voix haute pour la déchiffrer », raconte André Huberdeau.

Tous ceux qui luttent contre l’analphabétisme se désolent que l’aggravation constatée en 2012 n’ait entraîné aucun grand plan gouvernemental coordonné entre les ministères de l’Éducation, de l’Emploi, de la Culture et de l’Industrie. « Oui, le ministère de l’Éducation est très impliqué, mais ça ne suffit pas, insiste André Huberdeau. C’est aussi un problème d’employeurs, d’entreprises, de municipalités. »

Caroline Meunier a beau chercher le plan, elle ne le trouve pas. « On n’a pas mis les bouchées doubles comme on aurait dû le faire. Je ne vois pas de grands investissements. »

Les niveaux de littératie

Comme la population est largement scolarisée et donc familiarisée avec l’écrit, les scientifiques trouvent plus utile de parler de « littératie » que d’« analphabétisme ». L’analphabétisme concerne la capacité de lire ou non. La littératie, elle, réfère plutôt à la capacité d’une personne à utiliser un texte dans son quotidien ou son travail. Quant à l’« alphabétisation », elle fait référence aux procédés d’enseignement permettant d’améliorer son niveau de littératie. Les grandes études, comme le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA), classifient la littératie par niveau.

•Niveau inférieur à 1 : 4 % de la population québécoise. La personne peut repérer une information identique à celle formulée dans la question, mais ne comprend pas la structure de la phrase ou du paragraphe.

•Niveau 1 : 15 % de la population québécoise. La personne peut comprendre le sens des phrases et suivre un texte simple, et parvient à remplir un formulaire simple.

•Niveau 2 : 34 % de la population. Aussi appelés « analphabètes fonctionnels ». La personne peut comparer ou opposer deux informations dans un texte et effectuer certaines inférences.

•Niveau 3 : 36 % de la population. La personne peut comprendre un texte long, faire des inférences, distinguer les procédés rhétoriques, effectuer des opérations sur la base du texte et démêler des informations contradictoires.

•Niveau 4 et 5 : 11 % de la population (ces deux niveaux sont fusionnés, car moins de 1 % des Canadiens sont de niveau 5). La personne distingue les informations inutiles, peut effectuer des opérations multiples, faire des inférences complexes, appliquer adéquatement des connaissances externes au texte et le synthétiser.

Source : Ministère de l’Éducation

 

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