22 ans d’épreuve uniforme de français risquent d’être jetés à l’eau

Une directive ministérielle suspendant exceptionnellement, en raison de la pandémie, l’exigence de réussir l’Épreuve uniforme de français pour obtenir un diplôme d’études collégiales sème de vives inquiétudes chez les profs de cégep. Pour plusieurs d’entre eux, cette nouvelle directive, qui suggère que l’épreuve n’est plus obligatoire pour quiconque y a échoué depuis que sa réussite a été rendue nécessaire à l’obtention du diplôme en 1998, vient dévaluer les efforts de tous les étudiants qui l’ont réussie et laisse présager, à terme, son abandon.
Le 30 novembre dernier, quelques jours après que la ministre de l’Enseignement supérieur eut annulé l’épreuve uniforme de français (EUF) du 16 décembre en raison de la pandémie, une lettre, dont Le Devoir a obtenu copie, a été envoyée aux directions des cégeps pour apporter des précisions. Dans une formulation pour le moins sibylline qui semble avoir ajouté à la confusion, il était écrit que l’exemption de la réussite de l’épreuve s’applique à tous les étudiants qui, au plus tard à la fin de 2020, ont réussi les trois cours de la formation générale commune de la langue d’enseignement (cours 103 de français ou d’anglais, selon le cégep), et ce, « peu importe le moment où ils ont été, ou seront, finissants ».
Invité par Le Devoir à clarifier ses intentions, le ministère n’a pas infirmé le caractère rétroactif de la mesure. Mais il précise que la mesure a été mise en place « principalement » pour les étudiants qui sont actuellement empêchés de la passer en raison de la COVID-19.
Devant ce constat, plusieurs enseignants de cégep ont sursauté. Ils publient maintenant une lettre ouverte pour dénoncer la situation, qui a récolté près de 300 appuis. « Le corps professoral n’a d’abord pas compris que le ministère rayait ainsi d’un trait plus de 20 ans de travail à l’Épreuve uniforme de français. Il faut dire qu’on s’était bien gardés de le consulter… Or, y penser donne le vertige : ce sont des années d’enseignement, de correction, de supervision, d’animation d’ateliers, de conception d’exercices, de rédaction de manuels ou d’articles et d’autres activités de soutien pédagogique encore, toutes orientées vers la réussite de cette épreuve, qui sont passées à la trappe », lit-on dans la lettre.
Une mesure injuste
Pour Jocelyn Savard, enseignant au cégep, remonter 22 ans en arrière pour donner des diplômes à des étudiants à qui il ne manquait que l’épreuve uniforme pour obtenir un DEC est injuste et injustifié. « Il y a quelque chose qui m’apparaît inéquitable pour les étudiants qui ont fait les efforts pour la réussir. Certains ont dû se reprendre à plusieurs reprises. C’est difficile pour eux de ne pas avoir le sentiment d’avoir fait ça pour rien, dit-il. Il m’est extrêmement difficile de comprendre la nécessité de remonter dans le temps, sans avoir consulté le corps professoral. Ça a été fait sans débat, en catimini, alors qu’il n’y avait pas d’urgence. »
D’autant plus qu’aucune demande n’avait été faite en ce sens, a indiqué au Devoir une enseignante bien au fait du dossier qui veut garder l’anonymat ayant signé des ententes de confidentialité. « Il n’y avait aucune demande des différents organismes, même pas de la part de la Fédération des cégeps, pour annuler 22 ans d’épreuves uniformes. Ç’a été une décision qui relevait du ministère et même les fonctionnaires, qui ont travaillé tout l’automne pour trouver une formule qui respecterait les directives de la Santé publique, ont été complètement abasourdis de voir que l’épreuve était finalement annulée. »
Rappelons que les épreuves uniformes de mai et de décembre 2020 ont été annulées, mais que celle du mois d’août a bel et bien eu lieu, pour un nombre restreint d’étudiants.
Par ailleurs, le nombre de personnes qui seraient touchées par la rétroactivité de la mesure est inconnu. Mais selon le rapport Demers (2014), qui s’était notamment penché sur la question, environ 1000 étudiants par année ne réussiraient pas l’examen cinq ans après leur premier essai.
Une mesure sans précédent
Dans leur lettre, les enseignants signataires s’inquiètent de cette décision « sans précédent » et sans équivalent, puisqu’aucun autre examen ministériel, au primaire et au secondaire, n’a fait l’objet d’une exemption de manière rétrospective, disent-ils. Même si la ministre de l’Enseignement supérieure, Danielle McCann, a annoncé qu’une version numérique de l’Épreuve serait mise en place pour mai 2021, ils sont plusieurs à douter de la validité de l’exercice. Certains croient même que le mal est fait et que l’épreuve, déjà désavouée, pourrait être abandonnée.
« Quand le ministère renonce à son EUF, il la fragilise », soutient Gabriel Bouchard, enseignant de littérature au collège François-Xavier-Garneau. Selon lui, c’est comme si le ministère de l’Enseignement supérieur venait de « tasser » l’un des principaux obstacles à la réforme de la formation générale et commune évoquée dans le rapport Demers, qui reverrait notamment le contenu et le nombre de cours obligatoires de français, d’anglais, de philo et d’éducation physique. Et rien n’empêcherait que l’épreuve uniforme de langue, qui ne fait d’ailleurs pas l’unanimité, passe à la trappe, croit-il.
« Avec la COVID-19, le ministère allège et enlève des épreuves obligatoires et je soupçonne qu’en s’attaquant à ça, en le faisant de manière rétrospective dans le cas de l’EUF, on s’attaque à un bastion fort de l’uniformisation de la formation générale, estime M. Bouchard. Et maintenant, qu’est-ce que je dis à mes étudiants ? Il faut quand même y réfléchir. Est-ce que cette épreuve-là va perdurer ? »