Droits de scolarité: une centaine d’étudiants étrangers pris entre deux feux

Une centaine d’étudiants d’origine indienne se sont trouvés malgré eux au cœur d’une bataille juridique entre deux collèges privés et une entreprise de recrutement d’élèves étrangers qui se disputent des millions de dollars en droits de scolarité versés par leurs « clients » internationaux.
Ce litige oppose deux écoles privées, le Collège supérieur de Montréal (CSM) et le Collège universel (CU) de Gatineau, et une entreprise qu’ils avaient chargée de recruter des étudiants en leur nom, Rising Phoenix International.
L’entente de recrutement, de cinq ans, a toutefois pris fin en septembre 2019 dans le cas du CU, et en janvier 2020 dans le cas du CSM, indique au Devoir Gary Arpin, de la firme de relations publiques National, mandaté par les deux collèges.
Dans un jugement rendu le 3 décembre 2019, la juge Suzanne Courchesne, de la Cour supérieure, avait ordonné à Rising Phoenix International de cesser de recruter des étudiants pour le CU de Gatineau. L’établissement privé soutenait notamment que la firme de recrutement avait omis de lui verser des droits de scolarité perçus auprès des étudiants.
Du côté du CMS, Rising Phoenix et l’établissement se disputent notamment à propos d’une somme estimée à 4,4 millions de dollars payée en 2019 par des étudiants étrangers qui fréquentaient l’établissement, selon des documents de cour.
Dans une décision rendue le 17 janvier 2020, la juge Silvana Conte, de la Cour supérieure, a ordonné au CSM de cesser de faire des « commentaires désobligeants » envers Rising Phoenix International. La décision reconnaissait que Rising Phoenix avait entrepris de rembourser 750 000 $ à plus de 30 étudiants.
Le litige opposant CU, CSM et Rising Phoenix est actuellement en arbitrage et sera entendu en juillet 2021, indique M. Arpin au Devoir. Me Pierre Éloi Talbot, avocat de Rising Phoenix International, a fait savoir mercredi qu’il ne ferait aucun commentaire sur le litige.
Établie à Montréal, l’entreprise Rising Phoenix International, compte trois actionnaires. Deux d’entre eux, Caroline Mastantuono et sa fille Christina Mastantuono, ont été arrêtées le 20 novembre dernier par l’UPAC pour leur rôle dans le recrutement d’étudiants indiens par la Commission scolaire Lester-B.-Pearson, entre 2014 et 2016, a révélé cette semaine Radio-Canada. Elles font face à des chefs d’accusation de fraude et de production et d’usage de faux documents. Caroline Mastantuono est aussi accusée d’abus de confiance. L’homme d’affaires ontarien Naveen Kolan est aussi recherché par la police dans cette affaire.
Les collèges privés du Québec font des efforts massifs de recrutement en Inde, a révélé une série de reportages diffusés récemment par Radio-Canada. Le nombre d’étudiants d’origine indienne au Québec a bondi entre 2017 et 2019, passant de 2000 à 13 000.
Des étudiants indignés
Originaire de l’Inde, Saru Jain fait partie d’une cohorte de 101 étudiants étrangers qui ont payé près de 25 000 $ chacun pour suivre, en 2019, jusqu’au début 2020, des cours de formation professionnelle au secondaire au CSM. Le programme prévoyait une année d’études en secrétariat (DEP), suivie d’une spécialisation dans les domaines juridique ou médical (ASP), qui allait lui permettre d’obtenir un permis de travail postdiplôme de trois ans.
Les problèmes de Mme Jain et ceux d’au moins une centaine d’étudiants ont commencé il y a environ un an, en décembre 2019, alors qu’ils venaient de terminer le DEP et s’apprêtaient à commencer, en anglais, une attestation de spécialisation professionnelle (ASP). Quelques jours avant Noël, le collège leur annonce que leur formation serait interrompue, sous prétexte qu’ils n’avaient pas versé leurs droits de scolarité.
Pourtant, Saru Jain et sept de ses camarades de classe que nous avons rencontrés affirment avoir payé à l’avance la totalité de leur facture, dont les 5500 $ requis pour l’ASP qui devait commencer en janvier et durer deux ou trois mois. C’était d’ailleurs une exigence de Rising Phoenix International, l’agence de recrutement avec qui ils avaient fait affaire et qui, en vertu d’une entente, encaissait les droits de scolarité des étudiants au nom du CSM.
Les deux savaient tout ce qui se passait. Pourquoi ne pas nous en avoir informés ? Ils se foutent de nous.
Selon des documents de cour que Le Devoir a consultés, le CSM soutient que Rising Phoenix refusait de lui verser une partie des sommes qu’il avait perçues des étudiants. Or, même s’il avait perçu ces sommes, le CSM n’aurait pas pu donner la formation prévue puisqu’il n’avait pas le permis pour enseigner les deux attestations de spécialisation professionnelle (ASP) qu’il offrait en anglais — secrétariat juridique et secrétariat médical —, selon ce qu’a confirmé au Devoir le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES).
En février dernier, Le Devoir a consulté quatre plaintes concernant ce dossier faites par des étudiants du CSM au MEES. Ils demandaient notamment des explications et le remboursement des frais encourus pour la formation qu’ils n’avaient pas reçue.
Finalement, Saru Jain et ses camarades affirment s’être fait offrir à l’hiver 2020 de poursuivre leur formation au Collège de secrétariat et de comptabilité du Québec (CCSQ), à Longueuil. Cet établissement est administré par la famille Mastantuono, propriétaire de Rising Phoenix. « J’ai eu mon remboursement et j’ai pris la décision de ne pas y aller parce que je ne voulais pas risquer encore de perdre mon argent. Je n’ai plus confiance », a dit Saru Jain.
Chandan Sharma est un autre étudiant originaire de l’Inde dont la formation au CSM a aussi été suspendue l’an dernier, même s’il soutient avoir payé tous ses droits de scolarité. Il ne compte plus les démarches qu’il a faites pour obtenir son remboursement. « Personne ne nous rappelait et ne répondait à nos courriels. On a dû aller les confronter en personne », a dit M. Sharma. [Le CSM et Rising Phoenix], les deux savaient tout ce qui se passait. Pourquoi ne pas nous en avoir informés ? Ils se foutent de nous. On est les victimes là-dedans. »
Chandan Sharma a quant à lui accepté l’offre et s’est réinscrit au collège de Longueuil administré par Rising Phoenix, même si c’était loin de chez lui et qu’il a dû changer de programme. S’il voulait espérer obtenir son permis de travail postdiplôme de trois ans comme prévu, c’est ce qu’il devait faire.
Une industrie à encadrer
Le conflit impliquant deux établissements qui attirent des centaines d’étudiants étrangers chaque année illustre les dérives du modèle d’affaires des collèges privés, croit Jean Bernatchez, professeur en en administration et politique scolaires à l’Université du Québec à Rimouski.
« Je pense qu’il faudrait de toute urgence légiférer pour que de telles dérives ne soient pas possibles. Les collèges privés non subventionnés vont devoir montrer patte blanche. Ça n’a pas de sens que 100 % de tes étudiants proviennent d’un seul endroit. Il y a quelque chose de malsain là-dedans », ajoute le politologue.
La ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, est aussi « préoccupée » par la question du recrutement d’étudiants internationaux par les collèges privés. « S’il faut modifier la Loi sur l’enseignement privé, on va modifier la loi », dit Alexandre Lahaie, attaché de presse de la ministre. M. Lahaie confirme que le MEES a ouvert une enquête sur cinq collèges privés après les reportages de Radio-Canada sur le recrutement d’étudiants internationaux.
Le recrutement massif d’étudiants étrangers comme modèle d’affaires est légal pour le moment, mais pose de sérieux questionnements éthiques, selon le professeur Jean Bernatchez. Il trouve questionnable le fait « d’utiliser l’éducation comme un levier pour l’immigration ». Il estime aussi qu’il faudrait éliminer le recours à des firmes de recrutement payées à la commission.
Il ajoute que cette prolifération des formations visant uniquement des étudiants internationaux « contribue directement à dévaloriser le Québec, à dévaloriser ses diplômes ».
Action collective en vue
Une requête d'action collective visant l’agence de recrutement Rising Phoenix et plus particulièrement le collège de l’Estrie (CDE), qu’elle administre, a été déposée en Cour supérieure le mois dernier. L’avocat qui pilote le dossier dit avoir été approché par plusieurs étudiants d’origine indienne qui étaient incapables d’obtenir le remboursement des 15 000 $ qu’ils avaient payés pour un cours qu’ils n’avaient jamais suivi. « J’ai répertorié une cinquantaine d’étudiants, mais ça pourrait aller jusqu’à 200 », a dit l’avocat Tom Markakis, en évoquant des pratiques abusives. Selon lui, Rising Phoenix s’est approprié des sommes auxquelles elle n’avait pas droit, au détriment des étudiants.