Québec veut des classes pour les élèves doués

En pleines perturbations du réseau scolaire entraînées par la pandémie, le gouvernement Legault s’apprête à investir 9,4 millions de dollars pour créer des classes destinées aux élèves doués.
Selon ce que Le Devoir a appris, cette mesure crée des vagues dans le réseau scolaire, qui redoute une épidémie d’élèves en difficulté dans la foulée de la crise sanitaire. Au moment de la rentrée scolaire, à la fin du mois d’août, des centaines de milliers d’élèves du primaire et du secondaire n’auront pas mis les pieds dans une classe depuis plus de cinq mois. Cette brisure risque de laisser des traces.
Les syndicats et d’autres acteurs du réseau n’ont rien contre les élèves doués, mais ils réclament plutôt des investissements massifs pour contrer le décrochage et soutenir les élèves vulnérables laissés à eux-mêmes depuis la mi-mars. Mais ce plan d’urgence se fait attendre.
Selon nos informations, le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) prévoit aussi d’investir 9,4 millions de dollars supplémentaires pour créer des classes spécialisées pour les élèves en difficulté — une somme égale à celle destinée aux élèves doués. Québec dépensera un total de 28,4 millions pour les classes d’élèves en difficulté, mais cet investissement est jugé insuffisant.
L’initiative pour les élèves doués « permet notamment le mentorat, l’élaboration de projets éducatifs personnels et le regroupement [de ces élèves] dans une classe dédiée. La mesure vise également à soutenir la formation et l’accompagnement des enseignants et des autres intervenants scolaires pour favoriser la compréhension de la douance », indiquent les règles budgétaires du MEES pour l’année scolaire 2020-2021, que Le Devoir a obtenues. Ces règles font l’objet de consultations dans le réseau. Elles ne sont pas encore adoptées.
Favoriser l’élitisme
Dans le contexte actuel, la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) s’interroge sur les effets pervers potentiels du programme d’aide aux élèves doués.
« Nous reconnaissons que la douance peut, pour certains élèves concernés, amener son lot de difficultés. Il faut distinguer les élèves en situation de douancequi ont besoin de certaines interventions des élèves qui ont une facilité à l’école et qui souhaitent faire de l’enrichissement. Sans un encadrement clair, nous craignons que l’objectif de la mesure soit détourné, notamment pour réaliser des projets particuliers qui favorisent l’élitisme », indique une lettre envoyée au MEES par la CSQ le 5 juin 2020.
Le psychologue Égide Royer, professeur associé à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, rappelle que la douance est un sujet chaud qui déchire depuis longtemps le milieu scolaire. Les syndicats ont traditionnellement résisté contre la reconnaissance de la douance en tant que difficulté scolaire, selon lui.
« Aux États-Unis et ailleurs au Canada, les élèves qu’on dit gifted and talented relèvent de l’adaptation scolaire. Ces jeunes-là ont des besoins particuliers », dit-il.
Des écoliers surdoués peuvent vivre une réelle détresse s’ils sont capables de lire Les misérables ou de jouer une sonate de Mozart à six ou sept ans, selon lui. Il n’est pas rare que les enfants « différents » perdent leur temps en classe ou se fassent intimider, explique Égide Royer.
Changement à la maternelle
Les règles budgétaires 2020-2021 du MEES recèlent une autre surprise : le gouvernement ouvre la porte à la création de classes de maternelle regroupant des enfants de quatre ans et de cinq ans. Ce changement de cap dans le programme phare de la Coalition avenir Québec (CAQ) — la maternelle 4 ans pour tous — fait craindre une dilution des services aux enfants d’âge préscolaire.
De telles classes multiniveaux de maternelle existent déjà dans de petites villes où il manque d’élèves pour former des groupes complets de quatre ans ou de cinq ans. Tout le monde est d’accord avec cela.
Les nouvelles règles budgétaires du MEES ouvrent toutefois la porte à un élargissement des classes de maternelle regroupant des élèves des deux groupes d’âge. Les enfants de cinq ans ne seraient jamais majoritaires dans ces groupes fusionnés.
Dans sa lettre au MEES datée du 5 juin, la CSQ sonne l’alarme. Le syndicat « tient à rappeler la différence fondamentale dans le développement global des enfants de quatre et de cinq ans. Le jumelage de ces groupes d’âge doit demeurer une mesure exceptionnelle, par exemple dans les milieux ayant un bassin dont la population est faible et dispersée géographiquement ».
Le syndicat cite un avis du Conseil supérieur de l’éducation (CSE) publié en 2012 rappelant que, dans un groupe ordinaire au préscolaire, « la différence de presque un an entre les enfants d’une même classe de maternelle peut se traduire en écarts importants sur le plan du développement et de la maturité ».
Les conditions de la réussite
Christa Japel, professeure au Département d’éducation et formation spécialisées de l’UQAM, estime que les préoccupations du syndicat sont légitimes. « Je comprends les enseignants d’être inquiets. Si on ne donne pas de soutien aux enseignants, surtout en milieu défavorisé, on ouvre une porte vers quelque chose qui peut présenter un problème », dit-elle.
Dans les régions, les classes regroupant des enfants de quatre ans et de cinq ans fonctionnent bien dans des groupes sans élève ayant des besoins particuliers, explique-t-elle. Dans un monde idéal, Mme Japel estime que les classes formées d’enfants de quatre et cinq ans devraient aussi avoir des ratios réduits.
Elle déplore le virage vers les classes de maternelle multiniveaux que semble entreprendre le MEES. « Ça semble improvisé, encore une fois. C’est vraiment caractéristique de ce gouvernement. À la place d’implanter un programme et de le bonifier avec l’expérience, on improvise. »