Le réseau de l’éducation ne suit plus le ministre
Le réseau scolaire a atteint son « point de rupture ». Dans une rare mise en garde au ministre de l’Éducation, les gestionnaires du réseau ont averti cette semaine qu’ils ont en ont assez des annonces surprises qui les forcent à chambouler les classes, après deux mois de volte-face et à deux semaines de la fin de l’année scolaire.
Selon ce que Le Devoir a appris, les directions d’école ont adressé un sérieux avertissement au ministre Jean-François Roberge après l’annonce de la mise en place de camps pédagogiques pour les élèves vulnérables, faite en toute hâte en fin de journée lundi.
Nos sources confirment que des dirigeants de commission scolaire ont aussi fait part au ministre de leurs réserves à ce sujet. Devant la levée de boucliers, M. Roberge a fait volte-face mercredi et a annoncé que les camps de rattrapage seraient facultatifs. Mais dans plusieurs écoles, les invitations avaient été lancées aux parents. La recherche d’enseignants avait commencé. Et les réserves d’énergie du personnel étaient à zéro.
« La dernière annonce des camps pédagogiques a vraiment déplu à tout le monde. Ça nous a irrités profondément. On aurait aimé être considérés », dit Hélène Bourdages, présidente de l’Association montréalaise des directions d’établissement scolaire (AMDESS).
« Je n’ai jamais vu autant de gens insatisfaits, ajoute la représentante de 620 directeurs et directrices d’école et leurs adjoints. Ils ont atteint la limite de ce qu’ils pouvaient faire. Je vous le dis : on a atteint le seuil de désobéissance. Nos membres ont dit : “La prochaine affaire, je ne la fais pas. Je vais sauver ma peau”. »
Il s’agit d’une rare sortie publique des directions d’école, qui observent normalement un devoir de réserve à toute épreuve. Mais les directeurs et directrices n’auraient pas accepté que leur représentante garde le silence.
Les directions d’école sont « à bout », épuisées, après avoir travaillé jusqu’à 70 heures par semaine, souvent sept jours sur sept, à implanter une série de directives annoncées par le ministère de l’Éducation depuis le début de la pandémie : enseignement à distance facultatif, puis obligatoire, préparation à la réouverture des écoles primaires (avec installation de plexiglas, de flèches au sol et déplacement des meubles pour la distanciation de deux mètres), puis réouverture uniquement hors du Grand Montréal, ouverture de classes spécialisées pour les élèves handicapés, gestion des services de garde d’urgence, organisation du transport scolaire, embauche de personnel pour répondre aux directives de dernière minute, gestion des plaintes des parents, et ainsi de suite.
« Certains font des pétitions ; nous, on a interpellé le ministre. On a eu son écoute. Il n’avait pas compris à quel point on était presque au bris d’équilibre dans le réseau. Il faut arrêter les pirouettes, sinon la machine va briser », dit Hélène Bourdages.
La dernière annonce des camps pédagogiques a vraiment déplu à tout le monde. Ça nous a irrités profondément.
Préparer la prochaine année
Le cabinet du ministre Roberge confirme qu’il n’y aura plus de nouvelles directives d’ici la fin de l’année scolaire, le 19 juin. Le mot d’ordre est de finir l’année et de préparer la rentrée scolaire de l’automne, malgré l’incertitude entourant l’évolution de la pandémie.
« Le milieu de l’éducation a hâte que l’année finisse. Le ministère doit se concentrer sur la prochaine année scolaire », dit Steve Bissonnette, professeur au Département d’éducation à la TELUQ.
Ce vétéran du monde de l’éducation raconte une blague qui circule dans le réseau : « N’appliquez jamais une directive du ministère, parce que dans deux jours elle va changer. »
La crise a « miné » la crédibilité du ministre Roberge, selon lui. « Si j’étais ministre de l’Éducation, je serais inquiet. La perception ne lui est pas favorable, à tort ou à raison. »
Ce n’est pas un hasard si une pétition réclamant la démission du ministre Roberge a été lancée cette semaine, soulignent les observateurs. Au moment où ces lignes étaient écrites, plus de 8000 personnes avaient signé.
Les employés du réseau sont « à bout », et les plus malmenés sont les directions d’école, estime Steve Bissonnette. « La prise de décision se fait à Québec, loin des milieux. Les intentions du ministère sont nobles, mais les directions d’école et les gestionnaires des commissions scolaires doivent faire un travail colossal pour implanter ces mesures », dit-il.
Sylvain Dancause, professeur au secondaire qui tient un blogue de référence dans le milieu de l’éducation, constate que le réseau « a atteint un point de rupture cette semaine. Le vent souffle de tout bord et de tout côté. Le réseau fait deux pas en avant et deux pas en arrière. Ça use ».
Impossible unanimité
Ces turbulences surviennent pourtant au moment où l’enseignement à distance, au primaire et au secondaire, prend un rythme de croisière. Des enseignants confirment que leurs élèves s’adaptent aux exercices en ligne. Les profs apprennent aussi à maîtriser la technologie.
« Mes élèves commencent à prendre goût à l’enseignement à distance », dit Luc Papineau, enseignant au secondaire dans une école de la région de Montréal.
La route pour arriver à ce relatif confort a été remplie d’obstacles. « Le ministre a pris un chemin rempli de bonnes intentions, mais qui étaient trop compliquées pour ce que la machine peut livrer. Ça a créé des insatisfactions très grandes. Les parents nous posaient des questions et on était embêtés de répondre », dit-il.
Serge Striganuk, doyen de la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke, souligne le contexte imprévisible de la pandémie. « Avec la COVID, les scénarios changent tous les jours et même plus qu’une fois par jour. Avoir des décisions qui font l’unanimité dans un tel contexte, c’est pratiquement impossible. Est-ce que ça aurait pu être mieux ? Peut-être. Est-ce que ça aurait pu être pire ? Peut-être aussi », dit-il.