Confusion en éducation

Après 10 semaines de confinement, les acteurs du milieu scolaire font un constat à peu près unanime : le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) n’était pas prêt à affronter la pandémie. La tempête a frappé de plein fouet le milieu de la santé, mais la secousse se fait sentir aussi dans le réseau de l’éducation.
Le droit à l’éducation a été à géométrie variable depuis la fermeture des écoles, le 13 mars. Le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, a souhaité de « bonnes vacances » aux élèves et au personnel en annonçant la fermeture des établissements pendant deux semaines, au début de la crise. Il a beau avoir rectifié le tir, en déclarant par la suite que les devoirs et le suivi pédagogique étaient facultatifs, puis obligatoires, le ton était donné.
Des témoignages recueillis par Le Devoir confirment que des élèves, y compris parmi les plus vulnérables, ont eu peu de suivi pédagogique depuis le début de la pandémie. Les enfants de milieux défavorisés sont sous-représentés parmi les élèves du primaire qui sont retournés à l’école sur une base volontaire, la semaine dernière. La distribution promise de 15 000 tablettes aux élèves dans le besoin se fait aussi attendre.
Les inégalités frappent aussi l’enseignement à distance. Certains élèves ont droit à du soutien exceptionnel de la part de leurs enseignants. Des appels, des visioconférences, des exercices adaptés, et même des câlins virtuels. D’autres enfants doivent se contenter de moins.
Depuis une semaine, le réseau s’est mis en marche, sur ordre du ministre Roberge. Les courriels, les rendez-vous sur Teams ou sur Zoom, et les exercices obligatoires se multiplient.
La charge de travail pour les élèves est telle que des parents sont à bout, incapables de suivre le rythme pour aider leurs enfants. « Ma fille a perdu l’intérêt pour les devoirs. J’ai l’impression que c’est moi qui fais ses devoirs », dit Marc-André Sanscartier, père de deux jeunes enfants, dont une fillette de troisième année, à Mont-Saint-Hilaire.
Sa conjointe travaille à l’extérieur de la maison. Le père de famille fait du télétravail en s’occupant des deux enfants. Les devoirs et les leçons, c’est en soirée que ça se passe. Et ce n’est pas un succès.
Un malaise
Comme bien des gens dans le milieu de l’éducation, ce père de famille marche sur des œufs. Il est « indulgent », comme l’ont demandé le premier ministre et le ministre de l’Éducation. Tout le monde comprend que le ministère et le personnel scolaire font de leur mieux dans ces circonstances hors de l’ordinaire. Mais il y a un malaise. Quelque chose qui ne tourne pas rond.
« Les gens sont déçus, désemparés et épuisés », résume Patricia Clermont, porte-parole du mouvement Je protège mon école publique.
Bien sûr, tout n’est pas noir dans le monde de l’enseignement, convient cette mère de famille qui siège au conseil d’établissement de l’école Le Plateau, à Montréal. Mais l’improvisation et la confusion qui règnent depuis deux mois et demi commencent à user les parents et le personnel scolaire, selon elle.
Le gouvernement aurait pu profiter du confinement pour mettre en place une sorte de « laboratoire d’enseignement à distance » inspiré des meilleures pratiques, estime Patricia Clermont. Elle ajoute que le ministère partait de si loin que la pandémie s’est plutôt avérée une occasion manquée pour les écoles.
« Il y a des directions d’école proactives qui auraient voulu prendre des initiatives, mais elles n’ont pas pu à cause des directives du ministère », dit-elle.
Le pouvoir à Québec
La crise de santé publique est survenue peu après l’adoption sous le bâillon du projet de loi 40, qui a aboli les élus scolaires. Cette vaste réforme visait à décentraliser les décisions pour les rapprocher de « ceux qui connaissent les élèves par leur prénom », faisait valoir le ministre Roberge.
Depuis le début du confinement, la réforme Roberge a eu l’effet contraire, estime Patricia Clermont : « Ceux qui connaissent les élèves par leur nom ont été menottés ! » Elle constate que l’attentisme a prévalu dans le réseau de l’éducation depuis le début de la crise.
Les enseignants relèvent de leur direction d’école. Les directions d’école, elles, relèvent des centres de services scolaires (nouveau nom des commissions scolaires). Et les directeurs généraux des centres de services relèvent pour le moment du MEES, en attendant la nomination des conseils d’administration des centres de services.
En bref, tout le monde attend les directives du ministère. Ces directives se font parfois attendre. Ou contredisent des initiatives mises en place par des « équipes écoles », comme on dit dans le jargon.
Un exemple parmi d’autres : la directrice et les enseignants de l’école primaire Louis-Hippolyte-Lafontaine, sur le Plateau-Mont-Royal, étaient d’accord pour proposer le retour des élèves à mi-temps (au moment où la réouverture des écoles de Montréal était envisagée). La moitié des élèves auraient été en classe le matin et l’autre moitié l’après-midi. Cette solution était toutefois impossible, parce que le MEES insistait pour un retour des élèves à temps complet.
Les directives du ministère ont parfois pris par surprise les directions d’école, qui doivent revoir leurs plans de toute urgence. « Nous venons d’apprendre que l’école devrait ouvrir ses portes le lundi 1er juin pour accueillir nos élèves en déficience auditive, scolarisés en classes spécialisées. Les familles visées seront contactées par téléphone aujourd’hui et demain et seront questionnées (encore une fois, désolée !) sur leur intention quant à la fréquentation scolaire de leur enfant pour les trois dernières semaines de l’année », indique la directrice de l’école Saint-Enfant-Jésus-de-Montréal, dans un message envoyé jeudi aux parents.
Et les pénuries
Sylvain Mallette, président de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), constate que la crise actuelle « exacerbe les difficultés qu’on connaissait avant la pandémie ». La pénurie d’enseignants et de locaux, déjà préoccupante avant la fermeture des écoles, risque de faire encore plus mal à la rentrée scolaire de l’automne, si le scénario d’un retour en classe devient réalité.
Une bonne proportion d’enseignants ne pourront être en classe à cause de leur état de santé. Et le manque d’espace rendrait impossible la distanciation physique de deux mètres, avec 100 % des élèves présents.
Patricia Clermont, du mouvement Je protège mon école publique, indique que des écoles se préparent à un enseignement hybride, en présence et à distance. « On pense qu’une deuxième vague [d’infections au coronavirus] est inévitable », dit-elle.
Son mouvement espère que le gouvernement accordera une marge de manœuvre à « ceux qui connaissent les enfants par leur nom » pour gérer l’organisation scolaire. D’ici là, des parents pensent à s’organiser avec les moyens du bord, d’ici la fin de l’année scolaire : certains songent à regrouper une demi-douzaine d’enfants et un parent « enseignant » à deux mètres de distance, dans un parc, pour faire l’enseignement en plein air. En croisant les doigts pour avoir du beau temps.