Des budgets détournés à la CSDM

Au moins une école de Montréal utilise une part des nouveaux fonds octroyés aux sorties scolaires pour payer des services spécialisés à ses élèves en 2019-2020. Et ce, avec l’accord de la Commission scolaire de Montréal (CSDM). Dans la planification budgétaire de l’école Laurier, la mesure École inspirante, qui vise à soutenir la mise en place d’activités, de sorties et de projets pour exposer les jeunes à la culture et à la science ainsi qu’aux activités sportives et sociales est utilisée pour compenser plutôt des heures d’orthopédagogie, d’orthophonie, de psychoéducation, de soutien linguistique et du travail de techniciens en services spécialisés.
« Il manque autour de 60 000 $ dollars au budget de l’école Laurier l’an prochain pour scolariser convenablement 526 enfants. Le ministère de l’Éducation nous annonce une coupe de services de 32 000 $. La CSDM nous recommande d’utiliser l’enveloppe École inspirante […] pour les sorties culturelles pour engager les ressources pédagogiques dont nous avons un besoin criant », indiquait sur sa page Facebook mardi matin la présidente du comité d’établissement, Anne-Catherine Lebeau.
L’école Laurier entend ainsi absorber 22 222 $ d’un total de frais de quelque 220 000 $ en services spécialisés aux élèves avec École inspirante. En entrevue, Mme Lebeau, elle-même artiste, s’en désole. « Pour moi, c’est carrément un détournement de la mission de la mesure. Mais ça n’a même pas fait débat dans notre comité, parce que c’est la réussite éducative des enfants qu’on doit prioriser, et il n’y a pas de nouveaux sous malgré ce qu’on nous dit. On n’a pas le choix. On a une cohorte problématique de 57 enfants dont le quart est en situation d’échec. On cherche par tous les moyens à sécuriser la situation scolaire de ces enfants-là. On s’est fait dire par la CSDM de prendre les ressources d’École inspirante. »
Définir « projets particuliers »
Cette mesure, lancée en 2018 par des libéraux en fin de mandat avec une enveloppe de 27 millions par année, vise à « soutenir les écoles et permet à tous les élèves d’élargir leurs champs d’intérêt » par les sorties scolaires. La CSDM applique une interprétation très large aux règles de gouvernance pour justifier sa décision. Car École inspirante, y lit-on, favorise « le développement optimal des jeunes tout en les exposant à la culture, à la science, aux activités physiques et entrepreneuriales ou en les faisant participer à des projets particuliers. » C’est dans une définition ouverte de « participation à ces projets particuliers », comme le surligne le responsable des relations de presse Alain Perron que la CSDM voit la possibilité d’inclure les services spécialisés aux élèves. Peut-on croire que la CSDM approuverait, comme elle l’a fait pour l’école Laurier dans un courriel dont Le Devoir a obtenu copie, la même demande venant d’autres de ses écoles ? « Les sommes accordées par la mesure sont directement reçues par les écoles, c’est un pouvoir de gestion local et la CSDM n’intervient pas dans ce processus », a répondu M. Perron.
Cette vision de la mesure École inspirante n’est pas celle du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES). « Sans pouvoir disposer de tous les éléments […], l’orthopédagogie ne nous semble pas, de prime abord, avoir de lien avec École inspirante », précise Bryan Saint-Louis, de la direction des communications. Qu’adviendrait-il d’écoles qui ne respectent pas les limites de la mesure ? « Après analyse du rapport financier de la commission scolaire et de la reddition de comptes des mesures dédiées, les sommes pourraient être récupérées », détaille le responsable des relations de presse.
Jonglerie comptable
« C’est sûr qu’il y a de la jonglerie, de la créativité comptable qui se fait entre les différents postes budgétaires pour que les écoles arrivent à financer ce qu’il leur faut », a admis Pascale Grignon, porte-parole du regroupement Je protège mon école publique. « On a à traficoter. Ce serait infiniment plus simple si les écoles avaient un budget récurrent alloué pour des services professionnels aux élèves qui corresponde réellement aux besoins. Ce n’est pas le cas présentement », estime Mme Grignon.
L’Association des orthopédagogues du Québec s’est montrée prudente. « Dans le but d’éviter […] de camoufler l’impact du financement sur les services d’orthopédagogie, il sera important de faire preuve de clarté et de transparence dans les rapports sur l’utilisation des sommes et, sur le plan opérationnel, s’assurer que les ressources embauchées soient utilisées aux fins pour lesquelles elles ont été embauchées », commente la présidente Isabelle Gadbois.
La commissaire scolaire indépendante à la CSDM Violaine Cousineau estime que « ce qu’il nous faut, c’est un financement adéquat des services à l’élève, pas une énième séance de déshabillage de Pierre pour habiller Paul, ni un détournement des fonds alloués à la culture. La CSDM ne joue pas adéquatement son rôle d’acteur social et culturel en autorisant l’amputation des fonds alloués aux sorties culturelles. »
Les organismes culturels qui donnent des représentations scolaires ont pondéré leurs commentaires. « Cette information démontre qu’il règne encore une certaine confusion et qu’une reddition de compte transparente doit être faite pour cette nouvelle mesure École inspirante et pour Sorties scolaires en milieu culturel », indique Julie-Anne Richard, directrice générale de Rideau, l’association professionnelle des diffuseurs de spectacles.
À micro fermé, des joueurs du milieu culturel se voient mal crier au scandale face à la situation. « C’est sûr que c’est de l’argent qui a été prévu pour les sorties, pour le culturel, et pas pour de l’orthopédagogie », réfléchit l’un deux. « Mais est-ce qu’on peut, nous, décemment dire qu’on veut enlever des sous de services spécialisés pour emmener des enfants au théâtre ? Les deux sont importants, de manière différente. Mais on va avoir l’air de quoi si on s’indigne sur la place publique ? »