Aux États-Unis, qui étudie s’appauvrit

Marie-Pier Frigon, d’Albuquerque au Nouveau-Mexique, a 25 ans et une dette étudiante accumulée de plus de 160 000 $US, soit l’équivalent de 210 000 $ dans son Québec d’origine. Son remboursement lui gruge 1400 $US par mois, soit environ la moitié de son revenu de chargée de communications du groupe de pression Voices for Children.
« C’est un gros stress, confie-t-elle au Devoir. C’est extrêmement difficile pour moi. Je me demande si je vais sortir de ça. J’en ai pour encore vingt ans à rembourser cette dette qui va me coûter 350 000 $ au total. Il me reste juste le minimum pour vivre. Je ne pourrai peut-être pas m’acheter de maison. »
Mme Frigon s’exprime en français, sa langue maternelle. Elle est née à Montréal et a déménagé en Californie avec ses parents à l’âge de trois ans. Elle n’a pas encore demandé sa citoyenneté américaine.
Sitôt ses études secondaires terminées, elle a entamé une formation en photographie à l’Academy of Art, université privée de San Francisco, à plus de 21 000 $ par année. Elle ne se qualifiait pas pour des bourses et ses parents ont endossé ses emprunts à des banques privées. « J’avais 18 ans et je n’avais pas conscience de ce que ça voulait dire, de m’endetter autant avec des paiements qui reviennent chaque mois. »
La coûteuse formation a duré cinq ans, jusqu’en août 2017. Elle a ensuite assez vite quitté San Francisco et son coût de la vie exorbitant. Il y a deux mois, elle a décidé de lancer un appel à l’aide sur la plateforme de sociofinancement GoFundMe. « Parce qu’un ami m’a dit que parfois du monde riche paie pour ces affaires-là, dit-elle. Je n’espère pas vraiment que ça va marcher. Jusqu’à maintenant, je n’ai reçu que 100 $… »
Un océan rouge
La recherche « student loan » donne plus de 23 000 dossiers sur GoFundMe et « student tuition », 25 200 pages. Une large majorité semblent en provenance des États-Unis. Le site sert aussi beaucoup, beaucoup à rechercher du financement pour payer les frais médicaux.
Les données du problème global donnent le vertige. La dette des prêts étudiants états-uniens dépasse maintenant les 1500 milliards $US. On répète : plus de 2 billions de dollars canadiens.
La moyenne de l’endettement pour scolarité s’établit maintenant à environ 30 000 $US par étudiant et fait une autre culbute quand on ajoute la part versée par les parents. La moyenne des bourses oscille autour de 15 000 $ par année.
Par comparaison, en 2015, l’emprunt moyen par étudiant universitaire auprès de diverses sources (État, banques ou parents) était de 26 800 $ au Canada, avec de fortes disparités allant de 12 500 $ environ au Québec à 35 200 $ au Nouveau-Brunswick.
Plus de 44 millions d’Américains remboursent des prêts liés à leurs études. Ce découvert dépasse les sommes dues par les détenteurs de cartes de crédit de tout le pays. Des experts redoutent d’ailleurs que la prochaine bulle financière à éclater vienne des dettes d’étude.
Trois facteurs expliquent cette coulée au fin fond du rouge : les droits de scolarité de plus en plus élevés (+ 85 % en 25 ans) ; la faiblesse du système des bourses ; puis la culture nationale qui encourage les étudiants du vaste pays à quitter le nid familial pour entrer dans l’âge adulte en s’installant à gros frais supplémentaires sur un campus, pendant plusieurs années.
Faire payer les riches
La charité et l’entraide prennent plusieurs formes. Le milliardaire Robert F. Smith a profité dimanche de son discours devant 396 finissants de l’université Morehouse à Atlanta, tous des hommes afro-américains, pour annoncer qu’il allait se charger de la totalité de leurs dettes d’étude. En fait, sa richissime famille va créer une fondation qui va prendre en charge les prêts évalués à environ 40 millions de dollars, en récoltant au passage des abattements fiscaux.
J’avais 18 ans et je n’avais pas conscience de ce que ça voulait dire de m’endetter autant avec des paiements qui reviennent chaque mois
Ces comptes établissent donc la moyenne de la dette à rembourser à quelque 100 000 $ par tête à mortier.
Tout en reconnaissant l’indéniable et généreuse contribution du citoyen Smith, un éditorial du New York Times publié il y a quelques jours soulignait à quel point cette situation témoigne d’un système vicié jusque dans sa moelle. La fiscalité des États-Unis ne prélève pas assez d’argent aux riches (16,5 % au fédéral) pour assurer l’école gratuite pour tous et la philanthropie ne règle ce problème qu’à la toute petite pièce.
Le sociofinancement sert d’ailleurs aussi à faire de l’activisme autour du problème social. Sur GoFundMe, le projet Scared to Debt demande 250 000 $ pour réaliser cet été un film sur le sujet de la dette étudiante. Plus de 40 personnes ont déjà donné 22 000 $ en une semaine.
Des candidats démocrates à l’investiture présidentielle promettent de s’y attaquer politiquement. La sénatrice Elizabeth Warren propose d’annuler une partie des dettes étudiantes et de mettre en place un réseau de garderies et de maternelles abordables en prélevant un impôt sur les grandes fortunes.
Marie-Pier Frigon se définit comme « très, très démocrate », même si elle ne peut pas encore voter aux États-Unis. Elle appuie les idées de Bernie Sanders qui veut lui aussi éliminer la dette étudiante et rendre l’éducation gratuite pour ne pas reproduire le cercle infernal. Elle doute cependant que cette utopie concrète se réalise.
« Pour y arriver, il faut un président qui ne fait pas de compromis et un Congrès démocrate, dit-elle en terminant l’entrevue. Je ne sais pas si c’est possible dans le climat politique actuel, mais si ça arrivait, je serais vraiment contente. »
Passer le chapeau
L’Ontarienne Na’Shantéa Miller prend le problème à rebours en cherchant à financer ses études aux États-Unis avant de s’y engager. Elle a postulé à Oxford, à McGill, à l’Université de Toronto, à la London School of Economics et à Harvard. Elle a été acceptée partout.
Elle souhaite intégrer le programme de maîtrise en politiques publiques de la Harvard Kennedy School. Les charges scolaires et de vie sont fixées à environ 110 000 $CAN par année pour deux ans, disons près d’un quart de million de dollars au total dans une école qui n’offre pratiquement aucune bourse.
« C’est beaucoup d’argent, dit-elle au Devoir. Mais c’est la chance d’une vie, et j’ai décidé de tenter ma chance avec le sociofinancement. J’aime mieux essayer et voir ce qui arrive plutôt que de ne rien faire et de le regretter. »
La jeune femme de 24 ans a jusqu’au 15 juin pour s’inscrire à Boston. Elle a environ 40 000 $ en poche. Elle cherche 75 825 $ par l’entremise de GoFundMe pour boulonner sa première année de formation. Elle en avait amassé un peu moins de la moitié (34 000 $) en date de jeudi.